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1997 : L’industrie nucléaire civile, les OGM > TR 3 : Les scientifiques face au débat public >  Discours de Philippe Roqueplo : Institutionnaliser les débats entre experts: le modèle judiciaire

Discours de Philippe Roqueplo : Institutionnaliser les débats entre experts: le modèle judiciaire

Sociologue, directeur de recherche, CNRS; spécialiste des conditions politiques du développement technologique sur la culture technique et spécialiste des modes d'intervention des scientifiques dans les décisions politiques

Biographie :

ROQUEPLO Philippe

Compte rendu :

Transcription :


18 octobre 1997 TR 3 : Les scientifiques face au débat public


Discours de Philippe Roqueplo :



Le thème qui nous rassemble ici est intitulé : "Les scientifiques face au débat public", mais pourquoi "face au débat public ?" Les scientifiques seraient-ils réduits à n'être que des spectateurs ? N'est-il pas essentiel qu'ils prennent part à ces débats ? N'y ont-ils pas un rôle indispensable à jouer? Je pense le contraire : c'est pourquoi la perspective de mon intervention sera non pas : "Les scientifiques face au débat public", mais : "Les scientifiques dans les débats publics".

De tels débats n'ont, certes, rien à voir avec les controverses scientifiques qui constituent un élément fondamental de la construction collective des sciences. Ici il ne s'agit pas de construire la connaissance, mais de l'exprimer dans un contexte pratique, moral, politique. Il s'agit de participer à l'élaboration collective d'une décision en aidant à déterminer ce qu'il convient de faire, à un moment donné et dans une situation concrète donnée tant au niveau local que national ou international. Ce qui est attendu des scientifiques, c'est alors qu'ils fournissent des éléments de la "connaissance de cause" nécessaire à toute prise de décision responsable. C'est qu'ils formulent une expertise. Or l'expertise, fut-elle scientifique, ne se confond pas avec la science.

Bien entendu la formulation d'une expertise peut être en tout point identique avec la formulation d'une connaissance, puisqu'il s'agit précisément de la part du scientifique qui la formule, d'apporter de la connaissance. Mais le contexte est différent: il s'agit d'apporter de la connaissance en vue d'éclairer une décision et c'est cette insertion dans le dynamisme d'une prise de décision qui transforme le statut et la signification de la connaissance ainsi exprimée même si rien n'est changé à l'expression elle-même.

D'ailleurs le scientifique qui consent à jouer le rôle d'expert se trouve dans une situation fort différente de celle où il se trouve dans sa pratique scientifique habituelle : ce n'est pas lui qui a l'initiative du dialogue dans lequel il se trouve alors engagé ; il doit répondre aux questions que lui posent ceux - quels qu'ils soient - qui ont la charge de la décision. Or la question qui lui est posée est souvent fort complexe et échappe à toute discipline scientifique. C'est en particulier le cas dans le domaine de l'environnement, qu'il s'agisse - par exemple - des déchets nucléaires, du dépérissement des forêts ou des conséquences climatiques de l'augmentation des gaz à effet de serre dans l'atmosphère, questions à propos desquelles j'ai, en ce qui me concerne, étudié le fonctionnement (et les dysfonctionnements) de l'expertise des scientifiques.

En fait, très souvent, les scientifiques ne peuvent pas fournir une réponse "scientifique" aux questions qui leur sont ainsi posées. Alors que doivent-ils faire ? Refuser de répondre ? Mais à qui donc s'adresseront ceux qui ont besoin de diagnostic pour faire face de façon responsable aux crises qu'ils ont la charge de tenter de résoudre ? Conscients de cette situation, les scientifiques acceptent de plus en plus de se risquer à formuler l'expertise qui leur est demandée. Mais, ce faisant, ils en disent nécessairement plus qu'ils n'en savent et, la plupart du temps, ils insistent sur le fait que ce qu'ils disent ainsi, ce n'est pas vraiment ce qu'ils savent, mais ce dont, sur la base de ce qu'ils savent, ils sont plus ou moins convaincus. Or, dès lors qu'il s'agit d'une conviction ou d'une opinion, fussent-elles fondées sur un savoir, la subjectivité de l'expert intervient et l'expertise - du moins l'expertise individuelle - s'en trouve nécessairement subjectivement biaisée. Biaisée par rapport à quoi ? Par rapport à quelle référence prétendument objective ? Je n'entrerai pas dans ce débat que je crois fallacieux. La seule chose qui importe ici est la suivante : aucune expertise individuelle sur une question complexe aux enjeux importants ne peut être considérée comme fiable ; tout expert est ici, inéluctablement, l'avocat d'une certaine cause dont il peut d'ailleurs n'avoir nullement conscience. La question est alors de savoir comment construire une procédure susceptible de conférer à l'expertise cette fiabilité qui -a priori- n'appartient à aucune réponse individuelle, si "experte" et scientifique qu'elle se prétende.

Une fois une telle question posée, la réponse s'impose : elle consiste en une procédure de confrontation directe et publique de plusieurs experts en présence des instances en charge de la décision. Le modèle me paraît être ici celui du procès judiciaire : puisque les experts – si scientifiques soient-ils - sont toujours plus ou moins les avocats d'une certaine cause, pourquoi ne pas prendre acte de cette situation et les considérer effectivement comme des avocats ayant reçu la charge de plaider scientifiquement le bien fondé de telle décision et de critiquer le bien fondé de telle ou telle autre décision. Ainsi serait construit un "théâtre de l'expertise" analogue au théâtre du tribunal.

Bien entendu en proposant ce modèle, je ne prétends nullement me référer à la façon dont les tribunaux ont recours aux experts scientifiques. Là n'est nullement la question. Dans le modèle que je propose, ce qui correspond au décideur, c'est le juge et ce qui correspond à l'expert scientifique, c'est l'avocat. Et de même que le rôle des avocats est d'ouvrir par leurs plaidoiries contradictoires un certain espace contenant une certaine "connaissance de cause" permettant au juge de prononcer son jugement, de même le rôle des experts scientifiques serait, par leurs plaidoiries scientifiques contradictoires, d'ouvrir un "espace de l'expertise" permettant aux politiques de décider en connaissance de cause. Ceci signifierait que les scientifiques experts auraient une obligation précise consistant à rendre manifeste la façon dont "le stock des connaissances scientifiques" actuellement disponibles peut être légitimement convoqué pour appuyer telle décision et pour contester telle autre. La confrontation des experts porterait sur la façon dont chacun convoque et interprète les connaissances disponibles, dont il omet d'évoquer telles ou telles données ou de citer tel ou tel article scientifique ; la façon dont il interprète les incertitudes, voire les ignorances de la science ... Cette contestation mutuelle effectuée par les scientifiques eux-mêmes approfondirait l'ancrage de l'ensemble de leurs discours dans le savoir scientifique et rendrait les politiques témoins de cet ancrage. En même temps - et ceci est essentiel – ce processus critique collectif rendrait manifeste la manière dont chacun peut organiser le savoir et ses incertitudes à partir d'une problématique décisionnelle préalablement déterminée. La connaissance de cause ainsi dialectiquement élaborée effectuerait donc une organisation indissociablement scientifique et décisionnelle de la connaissance et c'est en ce sens qu'elle offrirait au politique une véritable expertise qui, loin de le mettre au garde à vous devant la science, le renverrait à sa propre responsabilité à savoir : décider en connaissance -et éventuellement en inconnaissance- de cause. Décider en effet, n'est pas conclure et l'expertise ne saurait constituer un diktat. L'espace de l'expertise n'efface pas la distinction irréductible qui existe entre savoir et décider. Tout au plus contribue-t-il à fournir au politique les éléments contextuels lui permettant de percevoir sa propre décision comme plus ou moins raisonnable en référence à l'état actuel des connaissances scientifiques.

Ceci me conduit à dire quelques mots du débat public. Celui-ci, tout d'abord, constitue un processus fondamentalement politique au sens où il est le lieu où s'enfante une volonté collective: il est la matrice de "l'énergie politique" nécessaire à toute décision du moins: à toute décision importante susceptible d'être un jour effectivement appliquée. Par ailleurs, le débat public constitue le contexte nécessaire du débat des experts. Ce débat des experts ne saurait en effet se cantonner dans les alcôves gouvernementales car il est essentiel aux gouvernements eux-mêmes que le corps électoral dont ils tiennent - provisoirement - leur pouvoir soit convaincu du bien fondé des décisions qu'il prend, ce qui ne saurait se faire sans que "l'espace de l'expertise" ouvert par les débats d'experts diffuse dans le public sous forme de débat éclairé par les scientifiques eux-mêmes. Enfin -et ce sera mon troisième point à propos des débats publics- ceux-ci sont les véhicules essentiels du transfert des connaissances scientifiques vers les populations : ce sont ces débats qui ancrent les opinions du Café du Commerce dans l'objectivité, dans cette objectivité indispensable pour arracher l'opinion publique au régime de la pure idéologie et aux propagandes multiples des innombrables groupes de pression cherchant à imposer leurs propres décisions.

Ceci me permet de souligner les méfaits du recours à l'expertise individuelle confidentielle. Celle-ci est incontrôlable et les processus décisionnels qui se fondent sur elle impriment aux politiques publiques un caractère inéluctablement chaotique et par le fait même désastreux.

Certes il est vrai que le recours systématique à l'expertise publique rend difficile de maîtriser les mouvements d'opinion qui peuvent résulter de telle au telle "révélation" et l’on peut comprendre que les hautes instances de I'Etat hésitent à y recourir, surtout terrifiées comme elles le sont par une presse qu'elles ne contrôlent pas. C'est vrai et cela constitue une question politique majeure. À mes yeux, la question politique majeure posée par la volonté d'assurer aux expertises scientifiques le maximum de fiabilité en recourant aux procédures de débats contradictoires en présence des politiques est de mesurer au coup par coup jusqu'à quel point il convient que de tels débats soient "publics" compte tenus des débordements de "publicité" que la presse effectue quasi inéluctablement et des risques que ces débordements peuvent faire courir au processus de décision lui-même ..., mesurer cela au coup par coup et prendre les décisions procédurales correspondantes me parait la question la plus dure posée par la volonté politique d'un contrôle de la fiabilité des expertises auxquelles il est fait recours. On comprendra que je ne puisse ici qu'évoquer cette difficulté.






Mis à jour le 14 février 2008 à 10:18