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1997 : L’industrie nucléaire civile, les OGM > Débat France Culture : Le citoyen et la science >  Discours de Etienne Klein : L'actuel retour de l'éthique

Discours de Etienne Klein : L'actuel retour de l'éthique

Physicien, CEA auteur de livres de vulgarisation scientifique

Biographie :

KLEIN Étienne

Compte rendu :

Transcription :


18 octobre 1997 Débat France Culture : Le citoyen et la science


Discours de Etienne Klein :



L'actuel retour de l'éthique prend le mot dans un sens flou, penchant tantôt du discours pieux, tantôt du côté de la morale laïque, tantôt du côté du supplément d'âme pour fin de siècle inquiète. L'éthique moderne se définit de façon assez vague comme un principe de rapport à "ce qui se passe", comme une régulation de nos commentaires sur les situations dont nous sommes témoins (qu'elles soient historiques, scientifiques ou techniques), comme un code par lequel toutes les questions d'organisation, de politique ou de polémique deviennent aussitôt homogènes à des questions théoriques.

Mais à quoi doit-on que ce mot savant, qui sent si fort son grec ou son cours de philosophie, soit aujourd'hui plébiscité ? Par quel chemin est-il arrivé sous les feux de la rampe ? De quoi se nourrit l'inflation, dans toutes les professions, de la référence à l'éthique ? Quelques réponses s'imposent, souvent citées : les incertitudes économiques et sociales sont douloureuses, les repères symboliques manquent, la science n'a pas tenu toutes ses promesses, on a constaté qu'une volonté collective du Bien peut faire le Mal, qu'une idée trop précise du Bien mène à la catastrophe... Alors, dans ce flottement qui caractérise notre fin de siècle, on repense à l'éthique et c'est plutôt mauvais signe. Car on s'intéresse à l'éthique comme on s'intéresse à la philosophie en général quand cela va mal. Dans un article récent du journal Libération, le philosophe Jean-Michel Besnier rappelait que, dans l'histoire des idées "le thème de la liberté n'est jamais si valorisé qu'au moment où règne l'oppression ; ou bien que la communication devient un objet d'intérêt théorique au moment où la réalité sociale est en voie de la faire disparaître". N'en est-il pas de même pour l'éthique ? Ne la charge-t-on pas de maintenir dans le champ des idées nos illusions perdues ?

Les scientifiques sont les pivots de l'agir technologique. Or la deuxième moitié du XXe siècle a montré que nous ne maîtrisons plus de façon certaine les conséquences lointaines de nos actions. Dans l'Antiquité ou encore à l’âge classique et même jusqu'à récemment, on comptait sur la nature, perçue comme régulatrice, pour compenser les désordres humains et préserver l'avenir. Celle-ci apparaissait comme la dépositaire d'une sagesse implicite (relisons Rousseau), sur laquelle l'homme devait modeler ses actions et aussi, dans une certaine mesure, sa façon de penser.

Or la technologie a fini par mettre à l’épreuve, et même par défaire ce pouvoir réparateur de la nature. On sait que, dans certains cas, son influence risque de jouer sur des temps très longs : quelques-unes de ses conséquences nous projettent en des futurs si lointains que l'humanité se surprend à devoir les envisager pour la première fois de son histoire. Par exemple, on parle, pour régler le problème des déchets nucléaires, de les enfouir profondément pendant des centaines de milliers d'années afin de protéger les générations futures des radiations diverses qu'ils émettront. Je ne veux pas discuter ici de l'aspect technique de cette question, mais simplement noter la nouveauté du type de question posée. Ce changement de perspectives, cette dilatation des "durées à penser" font exploser les critères de la morale traditionnelle. L'humanité, au sens de la morale classique, c'est l'ensemble des gens aujourd'hui vivants, plus les deux générations suivantes. Elle est fondée sur l'idée de filiation immédiate, de paternité si l'on préfère, de sorte que le concept d'autrui est à support temporel borné. Autrui, c'est celui que l'on ne connaît pas, mais que l'on pourrait voir. Cette position n'est plus tenable. Les hommes qui seront sur terre dans un million d'années ne sont plus notre autrui. Mais alors, comment fonder un lien moral entre nous et eux ? En même temps qu'il pose ce genre de questions, le changement de perspective dont je parle modifie le regard que nous portons sur la nature. Désormais, nous voyons cette dernière comme un réceptacle, régulé mais fragile, capable de recevoir toutes les empreintes que font sur elle les actions et les idées. La terre est devenue une sorte de sphère conductrice, et même supraconductrice, connectée dès aujourd'hui à ce qu'elle sera demain et après-demain. Le scientifique ne peut plus dire qu'il façonne seulement l’"ici et le maintenant".


Une éthique de l'avenir


Jean Rostand s'inquiétait déjà de ce que "l'homme demain, va pouvoir plus qu'il ne voulait ou il va pouvoir avant de savoir s'il eût voulu pouvoir". Il ne dépend en effet plus de nous que tout ne dépende que de nous. L'avenir a donc désormais force sur nous. Cette relation de causalité entre aujourd'hui et demain nous prend en quelque sorte en otages. D'où une responsabilité nouvelle. Que devons-nous faire pour garantir que le pouvoir de l'homme ne devienne pas une malédiction pour lui ? Comment fonder une "éthique de l'avenir", qui étende la notion de responsabilité sans la détruire ? Les moralistes s'accordent à dire que cette question n'a pas de réponse satisfaisante. Car à trop étendre dans la durée la notion de responsabilité, on risque de la diluer, de la dissoudre, de l'effacer.

Cette question de la responsabilité met notre génération - et en particulier ses scientifiques - en porte à faux, parce qu'elle oblige à la rigueur. Or cette rigueur est en contradiction avec les discours de libération, d'émancipation, d'évasion, de jouissance qui sont tenus par ailleurs. D'un côté, une puissance dont les conséquences possibles impliquent qu'on limite son pouvoir d'action ; de l'autre, une crise portant justement sur la notion même de limitation, d'interdit, de renoncement. L'accroissement de notre puissance technologique suppose un accroissement équivalent de nos responsabilités et de notre vigilance, mais, dans le même temps, nous gardons l'illusion que, grâce à l'inflation des droits, nous serons bientôt quittes du catalogue des devoirs.

On ne peut pas commenter ces questions sans se référer aux travaux du philosophe Hans Jonas, auteur du Principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique. Notons au passage le titre : la responsabilité n'est plus une vertu, mais un principe. Hans Jonas veut faire de l'idée de responsabilité qui, à première vue, n'est qu'une vertu parmi d'autres, le fondement même d'une conception inédite de l'éthique. Que dit-il ? Que "la technique moderne a introduit des actions d'un ordre de grandeur tellement nouveau, avec des objets tellement inédits, que le cadre de l'éthique antérieure ne peut plus les contenir". Les promesses de la technique s'inversant en menaces, il faut désormais considérer la peur non comme faiblesse ou mais comme signal mobilisateur précédant l’art de se poser les bonnes questions. Cette peur est artificiellement produite pour stimuler la réflexion. C'est une peur "intellectuelle", qui donne un contour et un contenu à notre responsabilité, pas une peur pathologique qui, elle, nous paralyserait et nous rendrait au contraire irresponsables. En bref, nous dit Hans Jonas, il faut réfléchir sur le pire plutôt que sur le meilleur. Cette thèse peut évidemment être critiquée. Par exemple, on peut se demander ce qu'il en serait de nos enthousiasmes et de nos appétits si la peur venait à dominer davantage que le seul intellect; et puis un sentiment, la peur, ne suffit pas à faire une morale : la litanie des risques, même majeurs, n'a en elle-même aucune valeur éthique indiscutable. Reste qu'une telle thèse a le mérite de militer contre l'inertie.

Les scientifiques ont désormais à assumer une responsabilité accrue liée à l'extension du savoir et des conséquences de ce dernier. La toute première obligation de cette nouvelle responsabilité est le partage : du savoir lui-même, mais aussi des interrogations intimes qu'il suscite. Il leur revient de distiller dans la société les connaissances dont ils disposent, et, le cas échéant, de tirer la sonnette d'alarme.


Une science citoyenne ?


Il est du dernier banal de dire qu'existent désormais deux cultures, celle issue des humanités traditionnelles et celle élaborée par le développement scientifique. La première est une culture de réflexion. On lit, on discute, on réfléchit sur Dieu, le monde, la société, l'homme, les passions, la beauté, l'amour. Au contraire, la culture scientifique est rivée à ses buts, cloisonnée, opératoire. D 'un côté, une culture qui manque d'aliment, comme un moulin qui tourne à vide ; de l'autre une culture qui engrange ses nourritures à une vitesse prodigieuse et ne sait pas toujours qu'en faire. Le nombre des articles scientifiques croît si rapidement que, dans quelques décennies, les volumes de la Physical Review s'empileront sur les étagères à une vitesse supérieure à celle de la lumière ...

Que cette fracture culturelle soit moins visible, et sûrement moins grave, que d'autres failles qui parcourent notre société ne dispense pas d'essayer de la réduire. Faute de partager les idées encore peu communes de la science, c'est toute l'entreprise de connaissance qui risque de péricliter. Une science aphasique serait au mieux contre nature, au pire morte.

Mais la physique d'aujourd'hui, avec ses falaises quantique et relativiste, pose à qui veut l'expliquer au grand public des problèmes redoutables, presque insurmontables. Faut-il suivre Niels Bohr, qui soutenait que pour approcher le monde quantique, il convient d'emprunter au langage des poètes, qui ne cherchent pas à représenter les faits de façon précise, mais seulement à créer des images et établir des connexions entre les idées? Peut-être, mais à condition de mesurer le risque d'un tel mélange des genres.

Quelle portion de la science peut être transformée en véritable "bien public" ? Tout est-il compréhensible, ou y a-t-il des limites à ce que la science puisse être l'affaire de tous ? Ces questions nous choquent, car elles secouent notre croyance en la transparence de la communication, mais il faut bien les poser. Un des axiomes implicites de la démocratie est que plus le débat est public, et plus on a de garanties que le partage a bien lieu (qu'il s'agisse de partage du pouvoir, du savoir, de l'information, des responsabilités). Est-ce bien ainsi que les choses se passent? La relation entre savoir et société semble être devenue plus compliquée que ce que l'on entend habituellement par vulgarisation. L'explication pédagogique des résultats n'épuise pas l'ensemble des situations où les savoirs, le rôle des spécialistes, le statut d'expert sont tour à tour sollicités, controversés ou plébiscités de façon ambiguë. Reste que les sciences, y compris (et surtout) les plus formelles, ont tout à gagner à s'orner d'un logo, par lequel elles prennent forme et s'exposent au débat Science et démocratie sont conciliables, car elles ont en commun de n'exister que par l'acceptation de la confrontation. Les citoyens doivent pouvoir se tourner vers les scientifiques et leur demander : "En quoi ce que vous proposez est-il pertinent pour nous ? ". De telles interpellations obligeraient les experts à ne plus s'en tenir à leurs propres raisons, c'est-à-dire à devoir en passer par les autres.






Mis à jour le 14 février 2008 à 11:12