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2003 : Les mers , un océan de richesses ? > TR 1 : Les technologies au service de l'exploration scientifique des océans >  Enjeux et succès de la recherche sur les grands fonds océaniques : techniques nouvelles ou idées nouvelles?

Enjeux et succès de la recherche sur les grands fonds océaniques : techniques nouvelles ou idées nouvelles?

Yves Lancelot, Vice-président, AFAS Association française pour l'avancement des sciences

Biographie :

LANCELOT Yves

Compte rendu :

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Transcription :

7 novembre 2003 TR1


Discours de Yves Lancelot



La recherche en mer ne manque pas de points d’interrogation. C’est là le principe même de la recherche scientifique. Je vais essayer de présenter un aspect un peu philosophique de la façon dont se conduit la recherche dans une science d’exploration. Jean Francheteau disait que les enjeux étaient fantastiques puisqu’il est vrai que l’océan est le seul milieu sans frontières à la surface de la terre. C’est un milieu de liberté, un milieu de rêve, qui nous fascine tous, et qu’il faut protéger bien sûr.

On a parfois l’impression que la science est « un long fleuve tranquille », c’est-à-dire que la technologie qui se développe petit à petit, apporte des progrès réguliers, et que science et technologie s’accompagnent d’une façon parfaitement harmonieuse. En fait, dans les sciences d’exploration, cela ne fonctionne généralement pas de cette façon. La motivation est d’abord, pour le scientifique, la curiosité naturelle. Cela date des tout premiers explorateurs, c’est le temps des pionniers. Ils ont su imaginer les outils nécessaires pour satisfaire leur curiosité. Quand Galilée regardait les étoiles, il a très vite pensé que pour mieux les observer, il lui fallait inventer la lunette. C’était assez simple, c’était le scientifique lui-même qui créait l’outil dont il avait besoin. De même, on observait et mesurait à l’œil nu les déplacements des étoiles. C’est ainsi sur la base d’observations qui ne demandaient pas une technologie extraordinaire, que des « révolutionnaires » comme Copernic et Kepler ont commencé à énoncer des lois fondamentales. Dans les sciences de l’océan, tout a commencé un peu de la même manière. Des élites comme le prince de Monaco, qui ne manquait ni de curiosité et ni d’argent, souhaitaient savoir ce qui se passait au fond de la mer. Il s’agissait d’un milieu que l’on ne voyait pas, et, à part la curiosité de quelques-uns, il semblait de peu d’intérêt. Il faut dire que bien souvent en science, on a du mal à concevoir que ce que l’on ne connaît pas puisse avoir une grande importance. Il a fallu attendre très longtemps pour que les grands fonds océaniques prennent de l’importance, pour que l’on prenne conscience que là, dans ces grands fonds quasiment inaccessibles, se trouvait la structure primordiale de la Terre, et que notre planète « était » d’abord essentiellement le fond des océans. Après la longue gestation du temps des pionniers, l’évolution récente de notre science a connu une accélération extraordinaire et tout s’est passé alors extrêmement vite. Mais ce n’est pas pour expliquer la planète Terre que l’on a décidé au départ d’explorer les grands fonds océaniques. Il aura fallu beaucoup de hasard et une combinaison de progrès techniques et d’accumulation de données, apparemment inutiles, pour que, d’un seul coup, une véritable révolution dans notre compréhension de la Terre puisse voir le jour. La première révolution, brutale, l’avènement de la Tectonique des Plaques, s’est produite en seulement quelques années. C’est souvent ainsi dans la démarche scientifique. De longues périodes d’accumulation de données aboutissent d’un coup à une prise de conscience, à une véritable « cristallisation », et bien souvent, plus le résultat semble simple plus il est spectaculaire. On passe ensuite par des périodes à nouveau plus stables, pendant lesquelles les chercheurs dispersent à nouveau leurs activités dans des domaines variés, jusqu’à ce qu’une nouvelle « cristallisation » se produise.

Puisque je parle des pionniers, je ne peux m’empêcher de penser à la façon dont on faisait l’océanographie, il y a seulement une trentaine d’années. Et je présente ici un bateau quasi mythique, la « Vema », mis en œuvre dans les années 50 et qui a navigué pour la recherche océanographique jusqu’en 1981. Quand on embarquait sur ce navire dans les années soixante, c’était souvent pour accumuler des données sans but vraiment précis. Même si l’on s’intéressait à certains objectifs plus en détail, on procédait surtout à une l’exploration à la fois globale et systématique, dans un état d’esprit souhaité, et même imposé, par Maurice "Doc" Ewing, alors directeur de l’un des plus célèbres laboratoires de géologie marine : le « Lamont Geological Observatory » de l’Université Columbia, à New-York (aujourd’hui le Lamont-Doherty Earth Observatory) qui opérait la « Vema ». Doc Ewing nous obligeait, même au début des années soixante-dix, lorsque j’embarquais à bord de la « Vema », à prélever une carotte par jour, où que l’on soit. C’était le principe « a core a day » auquel nous étions tous soumis pour avoir le droit d’utiliser le navire comme chef de mission, même si nos objectifs ne nécessitaient absolument pas ces carottages. Une deuxième obligation était, depuis la fin des années cinquante, la mesure systématique du champ magnétique, qui permettait tout simplement d’assurer en grande partie le financement des expéditions et de maintenir ainsi deux navires en activité permanente dans tous les océans du monde.

La curiosité des pionniers ne produisait que peu de progrès technologiques dans les premiers temps de l’exploration. On était loin des merveilleux outils du SHOM que vient de nous décrire Jean-Louis Bouet-Lebœuf. Pour obtenir une vision assez détaillée, mais incomplète, de la morphologie des fonds océaniques, il a fallu attendre la Seconde guerre mondiale et les sondeurs à grande précision. Il a surtout fallu obtenir des « profils » et non plus de mesures ponctuelles. C’est ainsi que peu à peu est apparue une structure extraordinaire, une longue chaîne de montagnes continue serpentant dans les grands fonds sur plus de soixante mille kilomètres de longueur. Ce n’est que vers la fin des années cinquante et le début des années soixante que cette structure, le réseau des dorsales médio-océaniques, a été complètement révélée, en particulier grâce aux travaux patients de Bruce Heezen et Marie Tharp, chercheurs au Lamont. Même si on ne savait pas alors ce qu’elle représentait, il est clair que l’on avait mis en évidence une des structures les plus fondamentales de la planète, et il allait bien falloir, quoi qu’il arrive, en expliquer l’origine. Il aura fallu quelques années pour comprendre que cette dorsale est la structure fondamentale de la Terre, que c’est là que se fabrique la croûte océanique en permanence. Tous les fonds océaniques sont en fait le résultat de l’activité volcanique permanente qui caractérise les dorsales, mais on ne l’a compris que plus tard. On savait tout juste, grâce à de nombreux dragages, que les roches qui la composaient étaient d’origine volcanique, des basaltes.

Il est curieux que jamais, à ce moment-là, on n’ait cherché à revisiter les travaux de pionnier d’Alfred Wegener qui avait, bien des années auparavant, entre les deux guerres mondiales, avancé le concept de la « dérive des continents » en se fondant sur la ressemblance géométrique évidente entre les côtes de l’Afrique et de l’Amérique, de part et d’autre de l’Atlantique. Mais Wegener n’avait pas pu avancer d’explication physique acceptable pour sa théorie. De plus, c’était un météorologiste, donc pas un membre du sérail, et il a été tourné en ridicule jusque dans les années soixante. Il n’y a donc eu aucun progrès sérieux dans l’explication des dorsales océaniques avant environ 1963. Et, même à ce moment-là, les explications proposées n’étaient guère convaincantes.

Pendant ce temps, les observations de « routine » se poursuivaient. Chaque campagne océanographique du Lamont, et dans une moindre mesure celles des autres principales institutions océanographiques américaines (notamment la Scripps Institution of Oceanography à San Diego), rapportait une quantité impressionnante de données. Celles-ci concernaient principalement à l’époque la couverture sédimentaire des fonds océaniques et la nature des roches des dorsales. Les sédiments étaient prélevés au carottier à piston, inventé par un scientifique suédois, B. Kullenberg, en 1947 et modifié par Maurice Ewing. Ce tube lesté permet de récupérer quelques dix à vingt mètres de sédiments. Comme je l’ai dit tout à l’heure, les carottages journaliers de la « Vema » ont permis au fil des années de rapporter au Lamont des centaines de carottes de tous les océans du monde. Cette politique d’échantillonnage systématique était souvent critiquée, car on se demandait bien à quoi ce genre d’opérations pouvait bien servir. Pourtant, c’est grâce à cette approche qu’a été fondée la paléocéanographie globale qui se trouve aujourd’hui au cœur de la paléoclimatologie et de l’étude des changements climatiques. C’est par exemple une carotte de la « Vema » (la fameuse carotte V28-238) qui a été à elle seule une des bases de cette nouvelle science.

Dans le même temps, la curiosité poussait les géophysiciens à tenter de « voir » ce qu’il y avait au sein des couches sédimentaires et au-dessous. Ils ont donc eux-mêmes développé les techniques nécessaires et ce sont les frères Ewing, Maurice et son jeune frère John, qui ont inventé le profil sismique continu. Au début, on utilisait de la dynamite comme source sonore, suivant le principe de l’échosondeur mais avec une puissance nettement supérieure qui permettait aux ondes soniques de pénétrer au sein des sédiments. Ensuite John Ewing a contribué à mettre au point de nouvelles sources plus sûres et plus efficaces, comme le « canon à air » puis le « canon à eau ». Ces progrès étaient donc l’œuvre des scientifiques eux-mêmes et c’est plus tard que les ingénieurs ont pris le relais. Au départ, le progrès dans l’exploration du monde océanique était donc encore entièrement piloté par la curiosité et relevait plus du bricolage que de l’ingénierie. Il faut dire aussi que les applications éventuelles de ce type de recherche apparaissaient très lointaines et que les industriels n’avaient aucune raison de s’y intéresser. Pourtant, en dehors des scientifiques, il y avait un corps qui s’intéressait directement à cette exploration, c’était la marine américaine. Deux aspects intéressaient la « Navy » : l’acoustique et le magnétisme, et cela pour des raisons militaires évidentes qui avaient trait à la guerre sous-marine. Connaître la nature des fonds marins, connaître avec précision la profondeur et le champ magnétique global comme référence pour la chasse aux sous-marins, représentait un enjeu considérable, et les travaux des universitairesétaient relativement peu chers. Il y a donc eu une politique de soutien à l’exploration océanique qui permettait aux navires de tourner en continu, sans que cela les gêne dans leurs recherches. Mais jamais on n’aurait pensé à l’époque que cartographier les oscillations du champ magnétique dans les grands fonds pouvait avoir la moindre utilité scientifique. C’est ce que j’ai appelé le « hasard et la nécessité ». La nécessité d’abord, car il fallait trouver des crédits pour faire tourner les navires en permanence, et les apports de la Navy étaient une manne extraordinaire. Il suffisait de traîner en permanence un magnétomètre et de réaliser des profils topographiques et sismiques en routine pour que le navire soit financé et puisse en outre réaliser les programmes de recherche des universitaires sans les gêner. Le hasard ensuite, car c’est effectivement par hasard que deux scientifiques anglais, Fred Vine et Drummond Matthews de Cambridge, ont en 1965 mis en évidence la symétrie de ce que l’on appelait alors les « anomalies » du champ magnétique de part et d’autre des dorsales océaniques. Dès lors, il devenait vite évident que ces anomalies représentaient les inversions du champ magnétique, se produisant régulièrement à l’échelle de l’ordre du million d’années, qu’avait connu la Terre dans le passé, et qu’elles avaient été fossilisées au fur et à mesure de la formation et du refroidissement de la croûte océanique de chaque côté des dorsales. Elles représentaient donc des « isochrones » de la formation de la croûte océanique. C’était le concept du « sea-floor spreading » ou « renouvellement des fonds océaniques » qui allait devenir le fondement de la « Tectonique des Plaques ». L’immense base de données accumulées au fil des années sans but bien défini, était suffisante en effet pour vérifier ce concept dans la plupart des océans et lui donner une valeur globale. Si les fonds océaniques se forment en permanence au niveau des dorsales et se déplacent de part et d’autre, il devenait assez simple d’imaginer que les continents qui leur sont liés puissent également se déplacer et on a repensé à la théorie des continents de Wegener d’une autre manière. La théorie du renouvellement des fonds océaniques a été élaborée dans les années 63 à 65. En 1967, lors d’une réunion annuelle de l’American Geophysical Union, à Washington, le concept de la tectonique des plaques a été proposé par Jason Morgan. Notre collègue, Xavier Le Pichon, présent à cette présentation, a immédiatement compris l’importance de ce qui était proposé et a très vite cartographié de manière globale ce que pouvaient être les déplacements des fonds océaniques et des continents. En 1968, il présentait un modèle qui établissait le nouveau concept. Il allait falloir le vérifier, et en août 1968, on lance pour cela un navire de forages, le « Glomar Challenger » pour un programme de 18 mois. Ce navire, utilisant des techniques dérivées de l’exploration pétrolière, mais doté d’innovations technologiques exceptionnelles comme le positionnement dynamique, et capable de forer des puits de d’environ mille mètres par plusieurs kilomètres de profondeur d’eau, a été construit spécialement pour cette formidable opération. Ce programme, le « Deep Sea Drilling Project », a été prolongé ensuite de 9 mois et j’ai eu la chance alors de pouvoir y participer dans les débuts de ma carrière. J’ai eu ensuite, quelques années après, le grand honneur d’être le Directeur Scientifique de ce programme pendant cinq ans en Californie. Le forage océanique à grande profondeur marque un tournant fondamental dans l’exploration océanique. Tout de suite, on a pu vérifier la tectonique des plaques. On a mesuré, quantifié le taux d’écartement des fonds océaniques de part et d’autre d’une dorsale. On a vérifié que tout cela était cohérent et le modèle était établi. Après ces 27 mois, le programme a été prolongé, puis il est devenu international et le navire de forage est devenu pour nous ce que le télescope est pour les astronomes. Le programme est ainsi devenu permanent. Il se poursuit aujourd’hui avec un navire plus moderne.

Mais c’est aussi un peu par hasard que ce programme a donné naissance à une discipline nouvelle qui connaît aujourd’hui un développement spectaculaire. Au départ, les géophysiciens voulaient simplement mesurer l’âge de la croûte océanique de part et d’autre des dorsales pour vérifier et quantifier le mouvement des plaques. Pour cela, on prélevait au moyen du forage les premiers sédiments déposés sur la croûte océanique. En se fondant sur leur contenu paléontologique, on a pu effectivement déterminer l’âge des sédiments témoins de la formation de la croûte océanique et démontrer que cette croûte était, comme prévu, de plus en plus vieille lorsque l’on s’éloigne des dorsales.

Pour mesurer ces âges, on devait faire appel à un corps de scientifiques, des stratigraphes, des biostratigraphes, donc des paléontologistes, qui savaient mesurer les âges mais avaient bien rarement eu l’occasion de coopérer avec des géophysiciens. Or de ce dialogue et de la reconnaissance de l’immense intérêt de l’approche globale de l’analyse stratigraphique des sédiments océaniques, est née une deuxième révolution en Sciences de la Terre. Très vite, la stratigraphie océanique globale donnait naissance à l’analyse des conditions climatiques dans lesquelles s’étaient formés les microfossiles formant l’essentiel des sédiments : la « paléocéanographie » était née, et elle est devenue en quelques années la base de l’analyse des changements climatiques naturels qui se sont produits au cours de l’histoire des océans. Elle est aujourd’hui l’un des outils essentiels de la paléoclimatologie globale. De ce lien extraordinaire entre géophysiciens, sédimentologistes, paléontologistes, pétrologistes, tectoniciens est né ces dernières années le concept de « Système Terre ».

Le forage océanique étant très coûteux et nécessairement pluridisciplinaire, le temps disponible pour aborder l’étude paléoclimatologique par forage était insuffisant. On a alors repris le carottage à piston du style de celui de la « Vema » des grandes années. Mais ce retour en arrière s’est accompagné d’un bond en avant technologique. Grâce à l’imagination et à la ténacité d’un ingénieur de l’Institut Polaire, Yvon Balut, on dispose maintenant d’un carottier à piston géant, capable de prélever des carottes d’environ 60 mètres à partir d’un navire presque « conventionnel », le « Marion Dufresne ». Ce navire est le navire avitailleur des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF), mais c’est aussi aujourd’hui presque à mi-temps un navire de recherche. Il est le seul navire au monde capable de mettre en œuvre le carottier géant, ce qui a donné à la France un avantage évident, nous permettant de jouer un rôle majeur dans la mise sur pied du programme international « Images », vaste programme de paléocéanographie/paléoclimatologie globale. Cette recomposition ou regroupement des différentes approches globales de l’étude de l’océan a donc été favorisé directement par l’utilisation en commun de techniques d’accès aux fonds marins. Les diverses disciplines en se réunissant ont ainsi provoqué une sorte d’« implosion » qui s’est, là encore, « cristallisée » sous la forme de l’approche systémique des Sciences de la Terre.

Désormais, la Terre est considérée comme un ensemble de sphères emboîtées les unes dans les autres. Chacune de ces sphères est caractérisée par un temps de réaction de plus en rapide quand on va vers l’extérieur. Elles sont toutes en interaction. Ces interactions concernent aussi bien la géosphère (sphère solide) que l’hydrosphère, l’atmosphère, et la biosphère ; et jusqu’à la « noosphère », c’est a dire l’humanité, partie intégrante de la biosphère, mais qui occupe à plus d’un titre une place à part dans le système.




Mis à jour le 29 janvier 2008 à 10:20