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2002 : Milieux Extrêmes d’un monde à l’autre, Terre, Mer et Espace > Rappel historique : Brest du port de guerre au pôle d'excellence scientifique >  Les expéditions maritimes au départ de Brest, Lorient, Saint-Malo et Nantes aux XVIIe et XVIIIe siècles

Les expéditions maritimes au départ de Brest, Lorient, Saint-Malo et Nantes aux XVIIe et XVIIIe siècles

Alain Boulaire, Professeur en classes préparatoires, titulaire d'une thèse "Brest et la mer de 1660 et 1790"

Biographie :

BOULAIRE Alain

Compte rendu :

Transcription :

21 novembre 2002 Ouverture


Discours de Alain Boulaire



Cette année est l’année du 250e anniversaire de la fondation, à Brest, de l’Académie de Marine qui a été fêtée la semaine dernière encore par un remarquable colloque sur le livre maritime. Il est donc particulièrement intéressant de rappeler que cette Académie de Marine, créée à l’initiative de quelques jeunes officiers de Marine, accompagnés d’ingénieurs constructeurs, de médecins, de dessinateurs, etc., a été l’instigatrice de grandes expéditions de découverte du XVIIIe siècle, et je voudrais commencer par une citation de l’un des membres de l’Académie de Marine, qui n’est pas l’un des moindres de ces découvreurs : “ Je suis voyageur et marin, c’est-à-dire un menteur et un imbécile aux yeux de cette classe d’écrivains paresseux et superbes qui, dans l’ombre de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants et soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations. Procédés bien singuliers, bien inconcevables de la part de gens qui n’ayant rien observé par eux-mêmes, n’écrivent, ne dogmatisent que d’après les observations empruntées de ces mêmes voyageurs auxquels ils refusent la faculté de voir et de penser. ”( Bougainville dans l’introduction de son récit de voyage. )

Si l’on resitue les grands voyages de découverte dans l’histoire de l’humanité, il y a eu en fait, en schématisant, trois grandes vagues. La première, au leptolithique et au néolithique, a vu l’homme peupler la planète essentiellement par voie terrestre même si, de cette époque, on ne peut retenir que le fait incroyable que des hommes, arrivés par voie maritime, ont peuplé l’Australie ; au néolithique, il est aussi intéressant de voir que les indigènes du boomerang et de la sagaie étaient capables de communiquer en permanence avec d’autres indigènes qui se trouvaient dans les îles de l’Amirauté, au-delà de la Nouvelle-Guinée, à plus de 2 000 kilomètres. Ceci est une interrogation extraordinaire sur laquelle nous n’avons que des réponses extrêmement partielles, étant donné que nous sommes encore à la période préhistorique.

À la période historique, nous avons en fait, hormis l’Antiquité qui progresse essentiellement par voie terrestre ou par la Méditerranée, et la période Viking dont on sait aujourd’hui qu’elle a colonisé en partie ou du moins découvert l’Amérique, les deux grandes périodes qui nous intéressent qui sont les voyages de grandes découvertes de la fin du XVe et du XVIe siècles, dont les représentants les plus superbes sont des hommes comme Christophe Colomb ou Magellan. Et ensuite, ceux de la période qui nous intéresse aujourd’hui, le XVIIIe siècle. Nous pouvons remarquer à ce sujet qu’après la grande vague de découvertes du XVIe siècle suivra une période de calme du point de vue des découvertes, marquée par la colonisation des espaces découverts. Ce sera en particulier le cas de ce Nouveau monde que Christophe Colomb avait redécouvert un petit peu par hasard.

Ainsi donc, une fois passée cette grande période de découvertes et de colonisations, de nouveau au XVIIIe siècle, va apparaître un esprit de volonté de rechercher de nouveaux mondes. À quoi cela est-il dû ? Comme le rappelle l’exposition au château de Brest sur : “ La Marine des lumières ”, nous sommes dans ce siècle de lumières marqué par une recherche scientifique “ tous azimuts ”. Or, en cette période, que connaît-on du globe ? En plus du vieux Monde : l’ensemble Asie-Afrique-Europe, on a donc, depuis la fin du XVe siècle découvert le nouveau Monde : l’ensemble américain. Mais il faut bien voir que dans ces mondes, on ne connaît vraiment que les franges littorales - et c’est tout à la gloire des marins - et, jusqu’à une période très récente, peut-être même encore aujourd’hui, de vastes étendues de notre globe demeurent très peu fréquentées par l’homme, telles l’Amazonie, des îles de l’Insulinde ou autres où on prétend découvrir parfois des choses un petit peu étonnantes si l’on croit notre terre aujourd’hui parfaitement maîtrisée. Récemment, je lisais que des savants imaginent que peut-être le loup de Tasmanie n’a pas complètement disparu et qu’il se terre dans certains coins de la région, alors qu’il y a un programme très vaste de recréation du loup de Tasmanie par le phénomène de clonage.

Donc ce sont ces mondes qu’on connaît en ce XVIIIe siècle qui voit l’avènement de toutes les recherches possibles. L’ “ honnête homme ” de ce temps - et cela éclatera à travers l’Encyclopédie - rêve d’un savoir universel : c’est dans ce cadre que va naître par exemple l’Académie de Marine, mais que vont apparaître surtout ces désirs de découverte.

Il ne faut pas oublier quels sont les motifs des voyages de découverte. Le premier est l’aventure. J’aime beaucoup faire l’étymologie des mots, de plus en plus, parce que je pense que l’une des faiblesses de notre siècle, c’est d’oublier le sens des mots, de mélanger tout, et du coup de faire dire à des mots des choses qui ne sont pas exactes ; c’est aussi ce désir de créer des néologismes là où le mot précis existe. Qu’on crée des mots nouveaux pour des concepts nouveaux est une évidence et une nécessité afin que la langue vive. Mais qu’on soit obligé de créer : “ solutionner ”, voire “ résolutionner ”, alors que résoudre existe, cela m’échappe un peu... Le mot “ aventurier ” signifie, à l’origine, celui qui est tourné vers l’avenir, qui va aller vers l’avenir - c’est la racine même du mot - et assez curieusement, le terme de “ manant ”, plutôt péjoratif, désigne celui qui reste, celui qui va s’ancrer sur sa terre, tandis que l’autre, quelque part, est un semeur d’avenir. Donc, le premier intérêt est le goût de l’aventure.

Le deuxième intérêt - et il ne faut pas se leurrer parce que c’est le ressort essentiel - est l’économie. À l’époque, l’économie, c’est avant tout de planter son drapeau sur des terres que l’on découvre et la prise de possession de ces terres est un phénomène tout à fait fondamental. Je vous rappellerai l’anecdote que je trouve toujours très perfide, mais très symbolique, dans la relation de voyage de Cook, qui n’est pas de lui puisqu’il était déjà mort, de celui qui rédige le compte rendu officiel de l’expédition écrit : “ J’aurais dû appeler cette île de la désolation, mais je n’ai pas voulu enlever à monsieur de Kerguelen l’honneur de l’avoir découverte. ” Ce sont nos îles Kerguelen d’aujourd’hui qui ont été prises de possession officiellement au nom de Louis XV. Donc second intérêt, l’intérêt économique.

Le troisième intérêt est l’intérêt géographique, c’est-à-dire connaître le monde et, à ce moment-là, il y a deux zones totalement inconnues, la Terra Australis incognita et les pôles qu’on oublie souvent : au Nord, dans cet Arctique qu’on pourrait penser sans grand intérêt parce qu’on le connaît depuis longtemps, c’est la recherche du passage entre l’Atlantique et le Pacifique qui est l’objet de toutes les sollicitations et, au Sud, l’autre extrême qui, lui, est totalement inconnu, ce qui constitue un autre grand intérêt. Un autre souci scientifique est de mieux connaître le monde et, à chaque fois, les expéditions sont chargées de faire une moisson botanique, une moisson zoologique, et c’est ce que nous allons essayer de traduire dans l’exposition qui aura lieu en fin d’année à Océanopolis sous le titre “ Les voiles de l’audace ” et qui mettra en relation ce qu’on trouve aujourd’hui dans les aquariums avec ce qui a été découvert au cours de ces grandes expéditions scientifiques.

Le dernier élément fort, majeur sans nul doute, sans lequel les autres intérêts resteraient lettre morte, c’est la volonté politique. À cette époque, les politiques seront surtout les souverains et ministres britanniques et français, parce que les autres sont assez absents à ce moment-là (Hollandais ou Espagnols). Les Russes, quant à eux, sont très présents, mais plutôt pour l’exploration terrestre, afin de connaître leur vaste empire qui s’étend du Pacifique jusqu’à la mer Blanche.

Ces conjonctions d’intérêts vont susciter des expéditions et de nouveaux tours du monde : Bougainville qui accomplit la circumnavigation, entre 1766 et 1769, part de Nantes sur la “ Boudeuse ”, mais, après ce faux départ, une “ infortune de mer ” va l’obliger à réparer à Brest, d’où a lieu le vrai départ, le 5 décembre 1766 ; les voyages de Kerguelen et celui de La Pérouse qui suscitera d’autres expéditions dont celle de Bruni d’Entrecasteaux qui part à sa recherche en 1791 et enfin, le dernier voyage du XVIIIe siècle, celui de Nicolas Bodin en 1800, dont, il y a peu de temps, le docteur Steven Smith, un chercheur australien venu ici pour resserrer les liens qui unissaient la Tasmanie à la France, nous rappelait l’importance, ce qui a été également ravivé par le livre qui vient de sortir sur Louis de Saint-Aloüarn ( Louis de Saint-Aloüarn, de Tugdual de Kerros et Philippe Goddard aux Éditions les Portes du Large, Rennes, novembre 2002), l’un de ces marins qui ont pris possession de l’Australie au nom du roi de France - c’était l’un des compagnons de Kerguelen. Il y a donc tout un mouvement de voyages de découverte, accompagné par l’Académie de Marine, par l’Académie des Sciences, dont il est intéressant de voir qu’elles fonctionnent en même temps, souvent même avec des académies étrangères ; mais il ne faudrait pas non plus cacher les limites de cette curiosité universelle. En effet, ces limites arrivent très vite. Tout d’abord, ce sont les mythes et le mythe du Bon Sauvage qui est l’un des mythes les plus prégnants de cette époque. En effet, on est persuadé à la suite de Rousseau qu’il y a des “ Bons Sauvages ”, et Bougainville va accréditer cette idée en découvrant la nouvelle Cythère dont on découvrira un peu plus tard grâce à Aotourou, le prince indigène ramené par l’expédition à Versailles, que ses habitants l’appellent Tahiti. Cette nouvelle Cythère va nourrir le mythe du Paradis Terrestre, avant qu’on ne se rende compte que les habitants de ces îles sont malheureusement - ou heureusement - des humains, et on ne peut que s’interroger sur le fait qu’on n’ait pas été plus attentif au fait, par exemple, qu’il y avait de l’anthropophagie. De ce côté-là, Cook sera beaucoup plus lucide et plus cynique, à la manière des Anglais, puisqu’il demandera à assister au sacrifice d’un jeune garçon, qu’on présentera aux Dieux, accompagné de quelques cochons et d’un chien, et le récit qu’il en brosse est assez épouvantable. On ne peut qu’être surpris lorsque Diderot écrit Le supplément au voyage de Bougainville, qui continue à nourrir les illusions sur la bonté de l’homme, dont on découvrira très vite les limites. En revanche, il y a évidemment un volontarisme dans le domaine, et c’est ce que manifeste le prince de Nassau Siegen lorsqu’il écrit : “ Ces nouveaux Colomb et Cortes ont d’aussi vastes champs de gloire à parcourir, mais c’est le siècle de l’Humanité, et il faut du moins espérer que les Européens ne veulent plus faire connaissance avec leurs frères de l’hémisphère austral que pour leur enseigner la vérité et les rendre heureux par la vertu. ” Ceci nous ouvre une perspective sur ce qui nous attend.

En conclusion, je voudrais dire la permanence et l’actualité des soucis de cette époque. Aujourd’hui, nous avons de nouveaux mondes à conquérir, de nouveaux mondes à parcourir, y compris sur notre planète qui n’est pas aussi connue qu’on ne le croit. Il n’y a qu’à songer aux océans, mais également à ces morceaux de notre terre qui sont très peu explorés et sur lesquels nous avons certainement encore beaucoup à découvrir.

Pour cela, ceux qu’on appelle les philosophes des Lumières voulaient l’être vraiment, même s’ils n’y sont pas vraiment parvenus. Il faut, je crois, des veilleurs. Il faut de ces gens, contrairement à ce que pouvait dire Bougainville, qui réfléchissent en “ chambres ”, non pas pour prétendre faire le travail des chercheurs, mais pour relativiser les choses.

Jean Rostand écrivait - et je pense que c’est d’une actualité absolument redoutable : “ Si né d’un germe modifié par un biologiste, un homme commettait un crime, qui serait le coupable ? Cet homme ou ce biologiste ? ”. C’est ici donc la question de l’éthique, qui est au cœur de ces Entretiens. C’est aussi la question, je crois et profondément, de la rigueur scientifique. Jean Rostand écrivait encore : “ Il est de problèmes qui nous tourmentent au point que nous les aimerions voir résolus, même par quelqu’un d’autre. ” Cette modestie du savant, il la faut en permanence.

Je voudrais enfin conclure par une chose que je trouve personnellement admirable, et qui est peut-être aussi dans l’esprit de ces entretiens : il s’agit d’une citation de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan qui donne à l’université de Virginie un cours d’astronomie consacré aux poètes. Il écrit dans Le Destin de l’Univers : “ Le jour où enfin le silence inquiétant du cosmos sera rompu marquera un grand tournant dans l’histoire de l’Humanité. Même si l’homme ne parvenait jamais à décrypter ce message d’un autre monde, l’événement aurait d’énormes répercussions. La certitude de n’être plus seul dans le cosmos nous permettrait certainement de mieux appréhender ce qui fait la spécificité de l’espèce humaine. L’univers serait moins angoissant car nous saurions alors qu’il y a quelque part d’autres êtres capables de s’émerveiller comme nous sur la beauté du monde. ” (« Le destin de l’Univers. Le big-bang et après ». Éditions Découvertes Gallimard 1992, p. 127).





Mis à jour le 30 janvier 2008 à 15:26