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2002 : Milieux Extrêmes d’un monde à l’autre, Terre, Mer et Espace > TR 1 : Éthique et centres de recherche - Responsabilité scientifique, sociale et environnementale >  Débat de la table ronde 1

Débat de la table ronde 1

Alain Boulaire, Professeur
François Le Verge, Ifremer
Jacqueline Lagrée, Rennes I
Max Jonin, UBO
Gérard Jugie, IPEV
Michel Glémarec, UBO
Jean Francheteau, IUEM UBO
Patrick Jobert, Formateur, Consultant en matière de management, stratégie de communication de crises dans les entreprises
Lucien Laubier, Institut Océanographique de Paris

Compte rendu :

Transcription :

21 novembre 2002 débat TR1


Débat




Alain Boulaire :
Le principe de précaution n’est-il pas beaucoup plus lié à la judiciarisation de notre société, c’est-à-dire à la crainte d’être poursuivi devant les tribunaux, qu’à une véritable interrogation des scientifiques ? Par exemple, à la suite d’une opération, j’ai été interdit de don du sang parce qu’il y a eu un arrêt du ministère de la Santé qui disait que si on était opéré de la rétine, on ne pouvait plus donner son sang à vie. Alors, j’ai posé la question et il paraît que c’est simplement parce que je pouvais transmettre l’ESB, ce qui signifie qu’au cours de mon opération j’ai pu être soumis à l’ESB. Mon chirurgien m’a expliqué que c’était pour une raison financière, afin de ne pas avoir à changer à chaque fois le Pac pour opérer. Depuis, je me pose des questions existentielles personnelles, mais, en même temps, je me pose la question suivante : l’argent d’une part, la judiciarisation d’autre part, ne sont-ils pas très prégnants et prévalents par rapport au souci éthique ?

François Le Verge :
Je ne suis pas spécialiste du domaine médical mais dans d’autres domaines, tel le domaine de la pêche, c’est une question essentiellement économique qui amène à prendre effectivement ce type de précaution. Sans doute que l’aspect scientifique n’arrive qu’après, heureusement ou malheureusement, tout dépend du point de vue où on se place. Il est probable que vous ayez raison. Récemment, dans une revue Sciences Ouest, il y avait un article d’Edmond Hervé, maire de Rennes (ancien ministre de la Santé) sur ce problème de responsabilité de la recherche par rapport à la société ; sa conclusion n’était pas extraordinaire, il disait grosso modo que là sans doute on avait été confronté à un problème, qu’on avait voulu aller trop vite, pour des raisons économiques probablement, et qu’il faut peut-être que ce type de recherche revienne un peu plus dans le giron de la recherche publique. Il est sûr que c’est l’aspect financier qui prédomine, en particulier en termes de soins.

Jacqueline Lagrée :
Le principe de précaution a des raisons économiques, c’est assuré. Il a des raisons juridiques aussi, mais il me semble tout de même qu’il a des raisons éthiques. D’abord, ce n’est pas pour rien qu’un des grands principes du droit romain, le premier, est : “ Ne pas léser autrui ”, qu’un des grands principes de la médecine depuis Hippocrate, c’est : “ Ne pas nuire à autrui ” ; il me semble que le principe de précaution s’appuie sur ces deux principes et résulte d’autre part d’une transformation dans la conception que nous avons, de ce que l’on appelait autrefois “ Nos petits neveux ”, c’est-à-dire qu’il relève d’un élargissement de la notion de proche. Pendant très longtemps, le proche était le monde de la famille, le voisin, le concitoyen et l’idée qu’il y ait des devoirs envers les proches qui s’étendent par couches concentriques, qui est une vieille idée du stoïcisme impérial, est liée à un certain statut géopolitique, celui de l’empire romain. À partir du XVIIIe siècle et massivement au XXe siècle, le principe fondateur de la morale : “ Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait ” s’est traduit par : “ Ne laisse pas à tes descendants une planète inhabitable puisque tu as hérité de tes grands-parents une planète habitable. ” Donc le principe de précaution me paraît avoir tout à fait un fondement éthique, reste que son application ne l’est pas nécessairement ! Le principe de la solidarité entre parents et enfants ou entre conjoints est un principe qui se justifie d’un point de vue éthique, quand il s’agit de déterminer par exemple le montant de l’argent qui sera donné dans un divorce, l’éthique n’est pas au premier plan mais ça ne détruit pas l’éthique. Cela montre simplement qu’elle doit être défendue.

Max Jonin :
1) Monsieur Jugie, vous avez évoqué plusieurs fois le continent vierge sur lequel vous travaillez et vis-à-vis duquel vous avez une extrême responsabilité. Comment gérez-vous cette responsabilité très concrète, très pratique, banale, des inévitables impacts de l’homme, de vos activités sur ce continent en vue de la simple vie quotidienne d’une base de 5 000 m2 ?
2) Une seconde question s’adresse à Monsieur Le Verge. Il est tout à fait intéressant, essentiel sans doute, que les chercheurs se penchent sur ces problèmes de la responsabilité de leurs recherches, surtout de leurs découvertes et des problèmes entre éthique et science, mais la vraie responsabilité n’est-elle pas plutôt dans la sphère politique ? Le chercheur ne doit pas s’interdire la moindre recherche, aussi délicate soit-elle, du moins me semble-t-il. Certainement, il doit s’interroger sur les enjeux et les conséquences de ses recherches, mais la véritable responsabilité est tout de même dans l’utilisation que la société, essentiellement le politique, va faire des résultats de cette recherche. Ne voit-on pas non plus, depuis quelques années, un retour de la sphère politique vers le chercheur et ne voit-on pas le politique essayant de se dédouaner de sa responsabilité ? C’est en effet à lui d’assumer ce principe de précaution dans ses décisions.

Gérard Jugie :
Vis-à-vis du continent antarctique, les activités humaines sont extrêmement bien encadrées par le traité sur l’Antarctique et ce traité, j’en parle en tant qu’observateur, est relativement bien respecté. En ce qui concerne la France, il est d’autant mieux respecté que nous occupons un des endroits les plus inaccessibles d’Antarctique. Nous n’avons pas de voisin, l’impact anthropique est très faible sur cette partie du continent (20 personnes). Certes, en été, la population quadruple. Mais l’Antarctique n’a pas le même statut, que ce soit Dumont d’Urville ou dans la péninsule, le symétrique du Cap Horn, c’est-à-dire la partie très allongée, la plus accessible, sur laquelle il y a la plus forte densité de bases scientifiques mais aussi d’impact touristique. Ceci étant, nous sommes tenus à des règles très strictes. Toute implantation est soumise à une étude d’impact qui est soumise elle-même à l’ensemble des pays qui adhère au traité. Le Dôme C a été démarré pour un problème de forage glaciaire, il y a eu une étude d’impact de ce type de travaux qui a été soumis à l’ensemble des pays du traité et qui n’ont donné leur autorisation qu’après avoir vérifié toute une série de paramètres et de critères. Les sites des stations sont soumis à une politique de tri des déchets : tous les déchets importés sont des déchets exportés ; certains de ces déchets tels les déchets métalliques, sont compactés, ramenés par les bateaux jusqu’en Tasmanie pour être traités par exemple ; d’autres déchets sont rapatriés jusqu’en France pour être traités dans les sites spécialisés français. Il y a une règle très importante qui est la règle d’inspection réciproque, c’est-à-dire que tout pays adhérent au traité sur l’Antarctique a le droit et même le devoir d’aller visiter les autres pays. Par exemple, il y a deux ans, nous avons envoyé avec nos collègues belges, une inspection de l’ensemble des sites australiens qui a donné lieu à un rapport et à une demande d’évolution des collègues australiens, avec un suivi. Je ne peux pas vous dire qu’il n’y a pas de dérapage. Ce que l’on appelle des dérapages sont des incidents mais par les mesures prises, les incidents sont véritablement minimisés et les conditions de vie sont telles qu’il y a une habitude de comportement très stricte qui limite tout ce genre de choses. Je pense que le continent antarctique est un continent très bien protégé de par son inaccessibilité, de par son volume, sa surface. À titre d’exemple, pour les eaux grises (lavage linge, corps) et les eaux noires (déchets humains), nous avons fait le choix avec les collègues italiens de mettre en place une station avec des technologies avancées du traitement du déchet, type station spatiale, c’est-à-dire que tous les déchets sont recyclés, avec le problème psychologique que cela représente, c’est-à-dire le traitement des eaux grises qui permettent d’avoir de l’eau potable in fine et le traitement des eaux noires ne resteront pas à Concordia, ils seront rapatriés sur la côte et ensuite rapatriés dans des stations adéquates, soit en Australie, soit en Europe.

François Le Verge :
Je suppose que vous vous situez dans un cadre démocratique. C’est tout le problème du dialogue qu’il doit y avoir en permanence entre le politique et le monde de la recherche, c’est-à-dire que c’est tout de même les chercheurs qui découvrent ou entrevoient des choses les premiers et c’est peut-être à eux régulièrement d’alerter les politiques qui ne peuvent pas tout savoir, qui sont là en partie pour conduire la société, l’économie, etc., mais, à mon avis, c’est quand même au monde de la recherche d’éduquer les politiques, de leur apprendre, dans la mesure où ils le savent eux-mêmes, quels sont les tenants et les aboutissants. Les deux démarches éthiques des organismes de recherche vont probablement se superposer dans l’avenir. Quant aux responsabilités des uns et des autres, c’est vrai que c’est toujours le politique qui est responsable de toute façon in fine (exemple : ce sont les ministres qui sont concernés pour le sang contaminé). C’est un domaine dans lequel tout le monde doit avancer ensemble.

Michel Glémarec :
Sur un bilan de santé établi par les scientifiques purs et durs, il n’y a pas réellement de distorsion. Tout le monde peut se mettre d’accord et passer le message au politique. Ensuite, sur les prédictions à venir, les scientifiques vont effectivement avoir des points de vue qui peuvent diverger et là il faut mettre des intervalles de confiance. Mais on doit admettre qu’il puisse y avoir des désaccords sur des modèles prédictifs, à long terme, de ce qui va arriver. Or, pour l’instant, dans l’état actuel des choses, on admet très bien que des économistes “ se plantent ”, et il y a des politiques qui n’acceptent pas que, dans le domaine de l’aménagement de nos littoraux, on puisse avoir des incertitudes sur les prédictions à venir. Il faut que les contacts entre le politique et le chercheur continuent à se développer.

Jean Francheteau :
Je me pose la question de savoir comment se fait l’expression de la conviction intime d’un scientifique qui appartient à un organisme de recherche. A-t-il la “ permission ” de sa tutelle de s’exprimer librement ou, au contraire, n’est-il pas, par le fait même qu’il soit dans un organisme de recherche, contraint à une espèce de silence ou tenu d’obtenir en tout cas un aval ou une autorisation de sa hiérarchie ? Les scientifiques peuvent avoir des opinions différentes, et je suis assez surpris que très peu de scientifiques s’expriment et parfois lorsqu’ils s’expriment - ce fut le cas d’un Anglais sur les OGM -, ils sont laminés par le système, par la communauté scientifique. On ne remet pas en cause le fait que ce soient les politiques qui doivent décider, mais je me demande si le message des scientifiques est audible et peut être entendu dans sa diversité, parce que ce sont souvent les porte-paroles officiels des organismes qui sont “ habilités ” à échanger leurs points de vue vis-à-vis des tutelles ou vis-à-vis du monde politique, et c’est un problème que je ne vois pas très clairement résolu actuellement.

Patrick Jobert :
Je crois que le monde scientifique est intégré en amont et en aval par le monde économique et le monde de l’entreprise. Ce monde-là peut probablement bloquer un certain nombre de choses, notamment la transmission de certains avertissements, certaines valeurs. Dans la mesure où vous êtes vous-même utilisateur de certain type de matériel par exemple, il faut que ce matériel soit compatible aussi avec vos objectifs, vos questions. Quel est l’argument ou quel est le symbole que vous pourriez faire passer aux membres de l’entreprise en matière de responsabilité individuelle et en matière de responsabilité collective ?

François Le Verge :
Jean Francheteau disait tout à l’heure qu’il pouvait y avoir des problèmes de communication entre le monde de la recherche et l’extérieur. On n’empêche pas un chercheur de s’exprimer vis-à-vis de l’extérieur, mais, dans ce cas-là, il faut qu’il précise bien que c’est son opinion personnelle, et non pas l’opinion de l’organisme qu’il représente. À Ifremer, on est soumis en permanence à des demandes d’expertise dans différents domaines, nous avons donc une procédure interne de préparation d’expertise, et on essaie de mettre autour d’une table, quand il s’agit de répondre à cette expertise, des personnes qui aient les compétences sur le domaine (intérieur et extérieur). L’avis est ensuite donné par l’organisme.

Gérard Jugie :
Il y a, à l’heure actuelle, un exemple qui peut être considéré comme un cas d’école, c’est le problème de l’ozone des hautes couches de l’atmosphère. La thématique de l’ozone a été au départ une thématique de science fondamentale. Des collègues anglais, dans les zones polaires, ont découvert que la couche d’ozone s’affaiblissait. Ils ont voulu comprendre pourquoi et ça a donné lieu à des études extrêmement fondamentales, de chimie radicalaire, de recherche de processus et, à partir de là, ils ont démontré que l’action de l’homme, via les fréons, était responsable de la destruction petit à petit de cette couche d’ozone. Ils ont alerté l’opinion publique et en particulier politique en donnant des paramètres extrêmement objectifs disant que si la production de fréon se poursuivait, la couche d’ozone de façon inexorable, deviendrait de plus en plus faible avec les dangers encourus pour chacun. Les politiques ont été responsables, ils ont pu discuter à l’échelle du globe, de mesures à prendre qui ont été prises et la boucle se boucle dans le fond puisqu’on s’aperçoit maintenant qu’à la suite de mesures, non seulement politiques, mais également de mesures économiques puisqu’une des grandes multinationales, productrice de fréon, a accepté de passer du savoir-faire à des pays du Tiers-monde pour que le fréon ne soit plus produit, et les scientifiques aujourd’hui sont en train de constater que la couche d’ozone est stabilisée, qu’elle a même tendance à se reconstituer et les modèles démontrent qu’au milieu de ce siècle, elle devrait reprendre des valeurs convenables. Je crois que l’analyse de ce cas permet de voir que chacun restant sur des paramètres objectifs et chacun prenant sa part de responsabilité dans le secteur qui lui est assigné, a donné à ce problème mondial une bonne approche, une bonne solution. Est-ce que cet exemple est transposable à d’autres exemples, peut-être que là, tout est la question.

Lucien Laubier :
Il faut peut-être aussi définir l’ensemble dont on parle. Tout à l’heure, il a été dit que l’éthique pouvait être définie comme l’ensemble des problèmes sociaux qui sont soulevés dans le cadre de l’activité de scientifiques par la recherche. Quelle est l’éthique propre à l’entreprise ? Pour un employé de l’entreprise, c’est avant tout de lui permettre de survivre, par conséquent de continuer à faire du profit. Cette vision doit être partagée à l’échelle de l’entreprise. Ce que fait le scientifique obéit à d’autres motivations. Pour un chercheur d’un organisme public de recherche français, relativement libre, la survie de l’organisme qui l’emploie ne dépend pas directement de ce qu’il dira ou fera. Effectivement, ce modèle-là n’est sans doute pas transposable au modèle de l’entreprise, puisque le but même des gens qui travaillent dans l’entreprise est de poursuivre leur métier et de permettre à leur société de continuer à réaliser des profits qui vont lui permettre de se développer et de demeurer compétitive.

À la limite, l’intellectuel qui peut le plus librement s’exprimer en France, c’est l’universitaire qui, pratiquement, ne dépend plus d’un système collectif de pensée, contrairement au cadre d’un organisme de recherche où il y a une spécialisation et une nécessité d’utilisation de toutes les compétences de l’organisme - dans les réponses qu’il donne aux questions que lui pose la société. Je ne suis pas certain que ce symbole-là puisse être transposé dans la vie de l’entreprise, si toutefois j’ai bien compris votre question.






Mis à jour le 30 janvier 2008 à 15:57