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2000 : Vagues de pollution, impacts et prévention > Ouverture des entretiens >  Discours de François Letourneux : Pollutions visibles et invisibles. Seuil de tolérance pour les écosystèmes marins et degré d’acceptabilité de l’opinion publique face à la diversité des pollutions

Discours de François Letourneux : Pollutions visibles et invisibles. Seuil de tolérance pour les écosystèmes marins et degré d’acceptabilité de l’opinion publique face à la diversité des pollutions

Directeur du Conservatoire du Littoral et des Rivages Lacustres

Biographie :

LETOURNEUX François

Compte rendu :

Transcription :


20 octobre 2000 Ouverture


Discours de François Letourneux :

Les organisateurs de ces entretiens m’ont demandé, puisque j’en fais l’ouverture, d’insister sur le fait que, si le naufrage de l’Erika va occuper une place très grande dans les débats qui vont suivre, il risque si on n’y prend garde, d’occulter bien d’autres composantes de la question qui nous est posée.
L’hiver dernier a été marqué sur le littoral atlantique par deux catastrophes. Il y a eu le naufrage de l’Erika. Il y a eu aussi la tempête et le raz de marée qui a envahi le littoral de Charente Maritime. Des milliers d’hectares ont été noyés et le flot n’a été arrêté que par la voie rapide et la voie ferrée, parce que la digue à la mer a été submergée alors que les digues intérieures n’avaient pas été entretenues.
Ces deux catastrophes sont une illustration emblématique de deux stades historiques du rapport entre l’homme et la nature, et de la conscience que l’homme a de ses rapports avec la nature. Cette conscience, récente, de nos responsabilités à l’égard des richesses et des équilibres de la nature est très inégalement partagée, très diverse, pour des raisons qui tiennent à la culture de chacun mais qui tiennent également aux réalités économiques et sociales des pays dans lesquelles la question est posée.
Il est évident que l’impact des activités humaines sur la nature était quasi nul lorsque nous étions des chasseurs-cueilleurs très peu nombreux, dans une forêt ou des savanes qui nous nourrissaient ou nous faisaient mourir. Nous nous efforcions alors de prélever de quoi survivre et d’implorer la nature de ne pas nous faire périr de faim ou de catastrophes naturelles. C’est encore le rapport avec la nature que vivent les peuples de certaines régions du monde. Il n'est pas éloigné de celui des Imraghens de Mauritanie avec la mer ou des Inuits avec la faune de la banquise : ils ont très peu d’impact sur la nature et attendent avec respect qu'elle leur fournisse tout ce dont ils ont besoin pour vivre.
C’est avec la révolution néolithique que l’homme s’est dressé contre la nature, qu’il a cherché à prendre petit à petit son indépendance. Il a commencé à cultiver son carré de jardin, et à défendre ce qu’il avait patiemment semé contre ce qui devenait de “ mauvaises herbes ”. Il a commencé à domestiquer des animaux et à considérer qu’il fallait éliminer tous les prédateurs qui leur portaient atteinte. Les “ animaux nuisibles ” et “ les bêtes sauvages ”, ne l’étaient plus seulement parce qu’ils mangeaient l’homme, mais parce qu’ils contrariaient le projet de l’homme sur la nature.
C’est ainsi que l’homme a commencé, il y a de cela 6 000 ans, à chercher à se rendre “ maître et possesseur de la nature ”, comme dit Descartes. Il avait la conviction que cette conquête était bonne, que tous les moyens étaient bons pour que l’homme asservît la nature. Cette conviction était d’autant plus forte qu’il avait gardé dans l’arrière plan de sa conscience, cette certitude, héritée du paléolithique que la nature était inépuisable, se reconstituait sans problèmes et continuait à vivre tout à fait tranquillement malgré l’extension du domaine propre que s’y taillait l’homme.
Cette disposition d’esprit a été générale jusqu’au début de ce siècle. Elle est encore celle que revendiquent, et on les comprend, les régions du monde qui réclament le même droit à la croissance et au progrès que nous. Même chez nous, dans les pays développés, demeure une opinion très généralement répandue sur la capacité infinie qu’a la mer à se régénérer.Y a-t-il si longtemps que nous avons cessé de déverser de manière continue dans la Bièvre les sucs de tannerie ? Quand avons-nous commencé à épurer les eaux usées des villes littorales, et cessé d’envoyer les eaux sales directement dans la mer ? Quand les marins cesseront-ils de jeter leurs ordures par-dessus bord ? les travaux d’Alain Corbin, en particulier dans “ Le miasme et la jonquille ” sont très éclairants sur l’évolution des esprits dans ce domaine.
Pour que nous prenions conscience de nos responsabilités, il a fallu qu’il soit presque trop tard. Notre conquête néolithique sur la nature ressemblait à celle des grands conquérants asiatiques du Moyen Age : on brûle tout, on extermine les populations, on fait des pyramides de crânes. On réinstalle le désert, le désert des nomades.
Il y a pourtant d’autres modes de conquêtes, par exemple la manière d’Alexandre le Grand.
Il part avec quelques centaines de soldats, il se fait des amis partout, il négocie, il va jusqu’en Inde, il installe des “ Alexandrie ” . Mais ce n’est pas ainsi que nous avons mené notre conquête néolithique. Nous avons failli gagner la guerre en détruisant l’objet de notre victoire, c’est-à-dire la nature, le milieu dans lequel nous avons à vivre. Cette victoire suicidaire, appuyée sur des machines de guerre de plus en plus efficaces, nous a permis de défricher l’Ouest américain et de faire en sorte que tout le sol cultivable soit emporté par le vent dans les nuages. Elle nous a permis, grâce aux moyens déployés pour endiguer les polders littoraux, de faire disparaître tant de zones humides que la naissance, la nourriture et la santé des poissons et des coquillages marins en ont été compromises.A considérer que nous avions à vaincre la nature, nous courons encore le risque de la détruire et de disparaître avec elle.
Lorsque nous avons commencé à prendre conscience du risque que nous courions, et à chercher à mieux maîtriser le progrès, nous avons commencé à nous attaquer à ce qui était le plus visible, aux pollutions les plus tangibles, avec des coupables bien identifiés. Et nous nous sommes longtemps limités à cela.
Beaucoup se souviennent de l’Amoco Cadiz et font des comparaisons avec l’Erika. Lors du naufrage du Torrey Canyon, j’avais une pelle et des bottes et je n’étais pas loin d’ici en train de ramasser le fuel. Personne ne parlait alors de dégâts écologiques. Une de mes premières actions administratives, il y a une trentaine d’années, a été de porter plainte contre une papeterie qui déversait de manière continue ses liqueurs noires dans la rivière. La papeterie a été condamnée à 500 F d’amende, parce que des poissons morts avaient été ramassés. Elle n’a pas été mise en demeure de cesser ses déversements. Il a fallu des années de luttes pour que petit à petit, on ébranle la bonne conscience dont les coupables faisaient preuve. On parlait de “ rançon du progrès ”. On parlait de “ malheureux accidents ”, et il a fallu attendre, comme l’a dit Pierre Maille, “ un certain nombre de fortunes de mer ” pour que l’on mette en cause les responsabilités écologiques.A chaque étape de cette lutte,Minamata, Seveso, l’incendie de l’usine Hoffmann sur le Rhin, etc... la pollution était visible et les coupables désignés. Le naufrage de l’Erika appartient encore à ce type d’événement. Les plages étaient noires, et il y a bien un coupable, même s’ils se rejettent la responsabilité. En cela, le naufrage de l’Erika appartient au passé. Il est en quelque sorte, en matière de pollution, “ un fossile vivant ”. Cette pollution bien visible ne doit pas masquer, nous empêcher de voir, que la pollution chronique dont personne ne parle et qui ne se voit guère est infiniment plus importante, plus grave, et plus insidieuse.
Personne n’est capable d’affirmer de manière absolue que la tempête de décembre est une conséquence des changements climatiques. Il est possible qu’elle soit un accident. Pourtant, Emmanuel Leroy-Ladurie nous dit qu’à son avis il n’y en a jamais eu de cette importance dans l’histoire écrite de notre pays. Est-elle un accident, n’est-elle pas la conséquence des changements climatiques, de l’effet de serre ? A-t-elle à voir avec l’élévation du niveau de la mer ? Est-on sûr d’ailleurs qu’il y ait élévation du niveau de la mer, et quel en sera le rythme ? Est-ce que cela explique un raz de marée, une surcôte de 3 mètres dans l’estuaire de la Gironde ? Et ces gaz à effet de serre, qui en est responsable ? Vendredi dernier, à Arles, j’assistais à un colloque scientifique sur ce sujet. Quels seraient les effets de l’élévation du niveau de la mer sur la Camargue ? Tous les scientifiques présents étaient assez d’accord pour dire que les effets directs de cette élévation seraient faibles et maîtrisables (ce qui ne sera d’ailleurs pas le cas aux Maldives ou au Bangladesh). Mais tout le monde était assez d’accord pour dire aussi que des accidents dramatiques, tels que celui de l’hiver dernier, risquaient de se produire avec une fréquence accrue, c’est-à-dire que ce qui se produisait une fois par siècle pourrait bien arriver tous les dix ans. Tout le monde était d’accord pour prêcher la lutte contre l’effet de serre. Et pourtant, quand j’ai pris le train pour rentrer à Paris, j’ai constaté que la plupart des participants avait préféré l’avion et ses hectolitres de kérosène brûlés.






Mis à jour le 28 janvier 2008 à 09:47