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2003 : Les mers , un océan de richesses ? > TR 1 : Les technologies au service de l'exploration scientifique des océans >  Débat de la table ronde 1

Débat de la table ronde 1

Brigitte Bornemann-Blanc, 3B Conseils
Yves Lancelot, Vice-président AFAS
Lucien Laubier, Directeur Institut Océanographique Paris
Roger Hekinian, Ifremer - Géosciences Marines
Jean Francheteau, Directeur Ecole Doctorale IUEM-UBO
Bruno Savoye, Chef projet Zaiango Ifremer
Jean-Louis Bouet-Leboeuf, ancien Chef au SHOM
Michel Glémarec, Biologiste UBO
Max Jonin, UBO

Compte rendu :

Voir la vidéo du débat


Transcription :

7 novembre 2003 Débat de la TR1


Débat



Brigitte Bornemann-Blanc :
Pourquoi, aujourd’hui, cette machine-océan n’est pas encore suffisamment bien connue ? Est-ce que c’est la difficulté d’y accéder ou c’est tout simplement parce que les gouvernements, les politiques n’ont pas compris ce qu’était l’enjeu de la machine-océan ? Est-ce que c’est parce que c’est une science trop neuve ? Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui on est obligé d’avoir une telle mobilisation pour essayer de faire comprendre que l’océan est vraiment notre planète ?

Yves Lancelot :
On ne peut pas dire que les gens ne s’y intéressent pas, ni non plus que les gens qui nous gouvernent ignorent l’importance de l’océan. Mais c’est un peu à nous, scientifiques, de faire la preuve que l’océan est au centre du système Terre. C’est une prise de conscience assez récente et il est donc normal qu’elle ne soit pas encore complètement partagée. Notre connaissance de l’océan est très loin d’être complète aussi. Si l’on voulait développer et pousser cette connaissance jusqu’au bout, il nous faudrait de très grands moyens et étendre l’exploration à haute précision, comme ce que nous a montré Bruno Savoye, au plan global. On ne peut pas pour l’instant tout explorer à ce degré de précision et nous sommes donc obligés de choisir des exemples scientifiques, des zones tests, et de nous concentrer sur la modélisation beaucoup plus que sur l’exploration et l’acquisition de données de terrain. La modélisation permet d’aller bien plus vite et coûte moins chère que l’acquisition détaillée de données, mais on voit vite la limite des modèles. Il faut de toute façon retourner sur l’océan pour valider les modèles. On peut aussi utiliser les satellites qui eux aussi coûtent moins chers que le déploiement de nombreux navires océanographiques. Mais là encore, il faut améliorer la définition de la vérité-terrain. A cet égard, on dispose de grands programmes internationaux particulièrement efficaces comme le programme de forage océanique, le programme de carottages « légers » Image. Ces programmes renforcent la démonstration du fait que l’océan est au centre de la planète. Les programmes eux-mêmes ne représentent pas vraiment le côté le plus pauvre de notre science. Le manque de moyens pour la recherche se situe sans aucun doute au niveau du personnel, et il faut être clair et net à ce sujet : nous sommes une génération en voie de disparition et on n’a pas renouvelé suffisamment nos recrutements, en tout cas, au CNRS, depuis une décade. Il ne faut pas hésiter à le dire, c’est au niveau des cerveaux que l’on a besoin de réinvestir, beaucoup plus, à mon avis, qu’au niveau du matériel.

Lucien Laubier :
Je voudrais compléter ce qui vient d’être dit, non pas d’un point de vue scientifique, mais d’un point de vue plus sociétal, plus général et d’une certaine manière aussi politique. Considéré à une grande échelle de temps ce qui s’est passé durant ces 50 dernières années en ce qui concerne l’océanographie en France est très simple à résumer. À l’origine, il y a eu une conjonction de facteurs qui a fait qu’en 1958-1960, quand a été créé l’instrument qui a vraiment renouvelé la recherche française, c’est-à-dire la Délégation générale à la recherche scientifique et technique, sur l’initiative du général de Gaulle et de son Comité de sages, l’océanographie a été prise en compte comme l’une des disciplines émergentes qu’il fallait développer. Les succès des deux bathyscaphes, « FNRS 3 » et « Archimède », ont largement contribué à cette option. Le développement ainsi entamé durant la décennie 1960-1970 a été accentué par la prise de conscience mondiale de ce qui semblait être une richesse minière potentielle susceptible d’être exploitée à court terme, les nodules polymétalliques à la fin des années 60. Cette perspective d’applications industrielles s’est traduite au niveau international par la préparation de la Convention des Nations-unies, dont il a été rappelé tout à l’heure qu’elle avait été signée en 1982, à Montego Bay. Cette Convention était en fait la troisième du genre. Elle a été motivée à 80 % par la découverte des nodules polymétalliques, d’où la célèbre notion de patrimoine commun de l’Humanité (PCH), proposée dès 1967 par l’ambassadeur de Malte auprès des Nations Unies. Il est intéressant de rappeler que cette Convention prenait la suite de la Seconde Convention signée en 1955 et sous-tendue par les conflits parfois violents entre pays riverains et pays venant pêcher dans les eaux côtières de ces derniers. À cette époque, la seule richesse des océans était représentée par les ressources vivantes. Ensuite, est intervenue la grande déclaration de Kennedy en 1968-1970 : « Notre avenir est dans l’océan... », déclaration qui a été relayée par un certain nombre de responsables politiques au niveau mondial à l’origine d’un grand mouvement international en faveur de l’océanographie. Dans les années 80, par exemple, le Japon organise une réunion des grands pays industriels intervenant en océanographie. Puis, en 1980-1990, l’enthousiasme retombe en même temps que se dénouent les tensions entre l’Ouest et l’Est avec l’effondrement du bloc communiste. Simultanément, un relais apparaît avec la mise en évidence de l’importance des phénomènes de couplage entre l’atmosphère et l’océan, dans l’étude de la dynamique et de l’évolution du climat. Le concept de changement global (Global change) introduit par les Américains connaît un immense succès. Ainsi, l’océanographie physique et dynamique retrouve un nouveau moteur. On ne dispose malheureusement pas d’un réseau d’observation systématique de l’océan comparable, pour l’atmosphère, à l’Organisation météorologique mondiale et aux services météorologiques nationaux. Je me souviens du mot d’une paléoclimatologue, André Berger, reçu par François Mitterrand au cours d’un grand colloque sur l’évolution du climat et lui disant : « Monsieur le Président, vous avez 4 000 personnes qui observent l’atmosphère, vous en avez 30 qui étudient l’océan », voulant ainsi attirer l’attention du monde politique sur l’impérieuse nécessité de se doter de moyens nouveaux d’observation de l’océan. On voit bien, aujourd’hui, que l’océan prend de plus en plus de place et c’est peut-être même là qu’est la réponse ultime à un certain nombre de problèmes, notamment celui de la séquestration de l’excès de CO2 atmosphérique d’origine anthropique. Il arrive aussi que des évolutions lentes et peu perceptibles émergent brusquement. Au cours des deux dernières années, nous avons pu prendre la mesure de l’importance croissante du problème de régulation des pêches dans la mer communautaire. En décembre 2002, le président de la République, Jacques Chirac, disait : « Je ne comprends pas qu’on puisse se dire amis des pêcheurs et leur demander de pêcher moins. » Le Président appelait de ses vœux des études scientifiques incontestables. L’Académie des Sciences, qui se préoccupe encore peu de questions d’environnement et d’applications de la science, s’est néanmoins saisie du problème de la surexploitation des pêches maritimes. Courant décembre, paraîtra, dans la série des Rapports sur la Science et la Technologie, un document de 500 pages traitant du problème de la surexploitation des pêches maritimes, essentiellement consacré aux mers communautaires, et contenant des analyses théoriques, des études biologiques, des approches économiques et politiques, complétées par un certain nombre d’études de cas concrets. J’espère que la publication de ce document contribuera, parmi d’autres, à faire comprendre à nos sociétés qu’il y a désormais un problème majeur de surexploitation et qu’il convient aujourd’hui de modifier drastiquement les règles d’accès à une ressource devenue trop rare pour demeurer sans risque en libre accès, si l’on veut rétablir à l’avenir une pêche durable, comme cela a été affirmé lors du Sommet de Johannesburg de 2002.

Roger Hékinian :
Monsieur Laubier, concernant l’historique que vous avez fait sur les sous-marins, ma préoccupation est que les sous-marins sont voués à la disparition. Par contre, est-ce qu’on a regardé tous les aspects pour dire que toutes les actions qui ont été prises par les sous-marins, etc. sont remplaçables par les ROV. Par exemple, la vision d’un géologue ou d’un biologiste à travers un hublot, en trois dimensions, sur la matière, sur le fond, est, à mon avis, différente de celle à travers une télévision en surface. D’autre part, ce qui me préoccupe, c’est qu’avec un ROV, on est attaché à une espèce de cordon ombilical sur le navire, donc la réaction ne devrait pas être immédiate comme la réaction d’une personne qui se trouve dans la sphère qui va voir un objet, aller dessus ou bien faire la stratigraphie d’un volcan, etc., donc comment il va le faire ? Ce qui me préoccupe le plus, c’est que si vraiment on remplace par la robotique l’intervention de l’homme sous l’eau, après pour revenir en arrière, pour mettre une équipe sur place comme celle qu’on a en France, ce sera très difficile et ce sera presque impossible.

Lucien Laubier :
En ce qui concerne le milieu marin, je n’ai pas voulu dire que le ROV (Remotely Operated Vehicle) devait désormais systématiquement et totalement remplacer le sous-marin habité. J’ai dit simplement et j’exprimais plutôt une surprise, ma grande satisfaction de voir qu’il y avait des aspects nouveaux accessibles aux ROV, qui n’étaient pas réalisables à partir d’un sous-marin habité. Il y a notamment le partage du savoir en temps réel ! Quelle différence avec le compte rendu oral fait par le scientifique embarqué dans le sous-marin, après une longue journée en plongée, devant une dizaine de collègues qui, durant la plongée, n’ont pu participer qu’à quelques laconiques échanges entre le sous-marin et son navire porteur. Je crois que cela est très important. Mais je pense comme vous qu’il faudrait maintenir au moins une capacité sous-marine habitée dans un pays comme le nôtre qui a, sinon la dimension, du moins la tradition des engins profonds habités. Et les exemples internationaux nous montrent qu’aujourd’hui, le Japon, la Russie, Amérique ont continué cet effort. Le seul pays qui ait abandonné, c’est le Canada pour des raisons budgétaires fortes, les fameux sous-marins Pisces sont maintenant détrônés par un robot unique, le ROPOS, qu’il est question d’améliorer.

En élevant le débat au cas de l’espace, le problème est assez semblable, la configuration permettant de faire vivre un ou plusieurs êtres humains dans un vaisseau spatial pendant des mois est beaucoup plus coûteuse et exigeante en terme de sécurité que les satellites inhabités. Et les robots sont encore loin d’avoir montré toutes leurs possibilités, y compris pour les robots marins. En conclusion, d’accord pour maintenir une capacité de plongée habitée à grande profondeur, et parallèlement poursuivre les améliorations technologiques qui permettront aux robots de jouer une place de plus en plus importante dans la recherche et l’exploration des grandes profondeurs.

Jean Francheteau :
Cet été, j’ai participé à une campagne océanographique dans une discipline qui n’est pas la mienne, une campagne d’archéologie sous-marine en Méditerranée, avec un ROV. C’était une campagne sponsorisée en partie par le National Geographic, avec des moyens assez extraordinaires, et c’était quand même fantastique au niveau de l’éclairage, de la précision des caméras et surtout les scientifiques embarqués pouvaient être à plusieurs à regarder en même temps le fond de la mer sur des écrans géants plasma comme s’ils étaient eux-mêmes au fond. On avait la même sensation, voire meilleure que celle qu’on peut avoir au cours d’une plongée. J’ai fait beaucoup de plongées, y compris dans le bathyscaphe « Archimède », et je dois dire qu’il y a, avec ce ROV, un confort sur plusieurs plans : physique, intellectuel, et surtout le confort d’une situation où le scientifique n’est pas uniquement un homme de quart tout seul devant un écran, mais où plusieurs scientifiques peuvent regarder la même chose, peuvent discuter, prendre des décisions, modifier la stratégie, etc. On n’est pas le scientifique isolé dans sa capsule au fond de la mer, qui peut être fatigué après 6-7 heures de plongée et qui parfois prend des bonnes décisions et parfois ne les prend pas. C’est vrai qu’avec un ROV, il y a un problème de mobilité restreinte par l’ombilical puisque, dans notre campagne, toutes les données étaient remontées à la surface par une fibre optique, relayées ensuite par une parabole vers un satellite et ensuite dispatchées aux États-Unis en temps réel où d’autres scientifiques pouvaient suivre ce que l’on faisait sur le fond de la Méditerranée. Mais ce problème d’ombilical, si l’on ne tient pas à diffuser en temps réel, peut être également aboli, c’est-à-dire qu’on peut avoir des ROV qui soient complètement autonomes sur le fond sans ombilic. Ce problème d’ombilical est en effet un peu compliqué pour les manœuvres sur le fond. Je me demande si on peut continuer à mener de front l’exploration des océans avec des submersibles habités et des ROV. Je ne suis pas persuadé qu’on arrive à faire les deux à la fois. On peut le regretter, il serait bon de pouvoir tout faire, mais est-ce qu’on aura les moyens nécessaires, financiers en particulier, pour pouvoir continuer à mener l’ensemble ? Dans l’espace, les vols habités n’ont pas apporté, pour le moment, beaucoup de connaissances scientifiques par rapport aux vols instrumentaux et je pense que l’on est dans une pente pour l’exploration des océans où ce seront les ROV qui prendront le pas sur les submersibles. C’est une évolution qui est peut-être irréversible.

Bruno Savoye :
Je pense qu’on peut travailler beaucoup sur l’amélioration de l’image acquise par les robots et les développements récents montrent qu’on peut avoir une vision qui se rapprochera de plus en plus de la vision submersible. C’est vrai que lorsque le scientifique est au fond, il est peut-être un peu plus interactif. Il faut savoir qu’en France, il n’est pas à l’ordre du jour d’abandonner le « Nautile ». On a mis la « Cyana » sur un quai mais on a encore le « Nautile » et le ROV qui fonctionnent ensemble. L’année prochaine, par exemple, dans la programmation des bateaux, on s’aperçoit que le « Nautile » est encore très demandé par les équipes scientifiques et que le ROV sera moins mis en œuvre.

Certes, comme l’a dit Jean Francheteau, l’avantage des robots est le partage des connaissances en direct. Mais cela créé aussi des problèmes qu’il faut apprendre à résoudre. Exemple : comme le ROV Victor fonctionne 24 heures sur 24, on est obligé de faire des quarts, donc il n’y a plus personne qui a une vision globale de la plongée et ensuite il faut arriver à mettre en commun toutes les observations faites par des équipes différentes. Comment réaliser cette synthèse ? C’est un défi mais, en tout cas, c’est un outil très performant et qui permet de faire beaucoup de manipulations sur le fond.

Autre élément pour alimenter le débat et qui provient de mon expérience personnelle. Lors de la mission ZaïAngo, nous avons mis en œuvre le robot, le ROV. C’était la première mission scientifique opérationnelle de ce véhicule et lors de la dernière plongée, dans le canyon du Zaïre (à 200 km de la côte), nous avons eu des problèmes techniques : arrivé au fond, plus d’image sur les écrans vidéo, nous remontons le ROV et à 50 mètres au-dessus du fond, les écrans deviennent rouge sang. Nous continuons de remonter et à 100-150 mètres au-dessus du fond, on commence à voir une sorte de neige qui tombe et puis petit à petit l’image apparaît, finalement l’engin n’était pas en panne. Nous avons pensé à une avalanche sous-marine au fond du canyon. Comme tout marchait, on a décidé de replonger et de nouveau on se retrouve dans le noir, on coupe les moteurs et on se laisse dériver et on observe que l’engin dérive vers le large à une vitesse de 4 km/h. On avait véritablement plongé au cœur d’une avalanche sous-marine qui n’était peut-être pas énorme, sinon on aurait perdu l’engin, en tout cas on était dans un processus de transfert de matières depuis le fleuve jusque dans les grands fonds. Là, j’étais très heureux que ce soit un robot. J’ai fait l’expérience de chef de mission de plongée en submersible habité et je n’ai pas du tout aimé cette expérience car j’étais tout le temps stressé par ce qu’il pouvait se passer.

Brigitte Bornemann-Blanc :
Quel est le rôle de la Marine nationale aujourd’hui dans toutes ces expéditions scientifiques ?

Jean-Louis Bouet-Leboeuf :
Au niveau cartographie et hydrographie, il y a des choses qui sont en l’air. Je parlais tout à l’heure de coopération avec l’Ifremer, en particulier sur les navires et sur les systèmes d’acquisition. Je pense qu’il faut aller au-delà en mettant en commun également les données. Nous avons des navires qui font un certain nombre de missions et il serait bon qu’on puisse cumuler les données et éviter qu’un bateau de la Marine nationale, par exemple, soit amené à aller faire des levés où la communauté scientifique a déjà fait des levés. Par ailleurs, en début d’année, sous l’égide du Comité national de l’information géographique, dans lequel a été créé un groupe de travail littoral sous l’impulsion du SHOM et d’Ifremer, il y a 2-3 ans, a été proposé au Comité interministériel de l’aménagement du territoire de créer un référentiel littoral. Cette action a été attribuée au SHOM et à l’IGN, donc il y a des travaux préliminaires qui sont en cours pour essayer de voir comment monter tout ça. Évidemment, c’est un problème à la fois financier et à la fois de travaux à réaliser. Par exemple, de nouvelles techniques seront sans doute employées dans ce domaine comme le laser. L’année prochaine, je pense qu’il y a une mission commune avec l’Ifremer sur le golfe du Morbihan pour tester les capacités du laser à faire de la bathymétrie parce que c’est sans commune mesure au niveau rapidité avec l’utilisation d’un navire. Dans ce domaine, il s’agit d’améliorer la connaissance parce que les besoins en données pour les gens qui font des modèles en particulier, sont importants. Aujourd’hui, par exemple, nous n’avons pas de modèles bathymétriques complets sur l’Europe tels qu’ils sont demandés par le GOOS (Global Ocean Observing System), (via EUROGOOS), qui est un groupe océanographique international souhaitant faire des modèles dépassant largement le modèle régional et pour cela, il faut des modèles bathymétriques qui sont la base de tout.

En ce qui concerne l’océanographie, il y a des coopérations très fortes entre la Marine, via le SHOM, et l’Ifremer et la communauté scientifique pour mettre en place des modèles de prédiction, en particulier de l’océan. Les projets montés fournissent déjà de la prévision.`

La Marine est concernée bien sûr parce qu’elle est un client. Elle est aussi moteur dans l’instauration de ces projets.

Michel Glémarec :
Comment peut-on voir cet aspect patrimoine commun de l’Humanité (PCH) avec ces grandes opérations ? De quelle manière les pays africains sont associés ou non ?

Max Jonin :
A qui appartient le pétrole que Total et Ifremer vont chercher dans ces grands fonds ?

Jean Francheteau :
Il appartient en principe aux pays riverains qui peuvent évidemment rétrocéder aux exploitants et aux industriels. Tout dépend des accords signés entre ces partenaires.

Bruno Savoye :
En ce qui concerne ZaïAngo, quatre pays étaient concernés : Gabon, Congo Brazzaville, Congo Kinshasa, Angola. Nous travaillons dans le cadre des accords de Montego Bay, donc on a les 200 milles à respecter et Ifremer, comme tous les organismes européens, respecte ces conventions à la lettre. À chaque fois qu’on doit faire des travaux dans le ZEE d’un de ces pays, on leur demande l’autorisation et si c’est oui, ils peuvent exiger qu’on leur donne les données, qu’on forme du personnel ou que des observateurs soient à bord... En Afrique, le problème est le niveau de développement des pays. La réponse a été très différenciée suivant les pays. Par exemple, en Angola, pays assez structuré, dans lequel le droit est assez particulier dans la mesure où il y a une société d’État pétrolière qui est seule concessionnaire de la ressource, c’est-à-dire que même s’il y a un permis, le sol et le sous-sol appartiennent à cette société. Là, on a eu une vraie réponse. On a dû aller les voir, discuter, leur présenter le projet, leur montrer l’intérêt de participer à ce projet. Pour la partie ZEE angolaise, ils sont devenus partenaires, à tel point qu’on a reçu à Ifremer des ingénieurs de cette société angolaise en formation. Ils ont appris à se servir de Caraïbes, de logiciels de traitement sismique. Nous leur avons présenté les résultats et ils reçoivent des copies des rapports.

Une précision d’ailleurs. Dans ZaïAngo, on n’a pas cherché de pétrole. Nous n’avons fait aucune campagne d’exploration pétrolière au sens strict. On a essayé de mener des recherches pour mieux comprendre les contraintes. Avec nos outils, nous ne pouvions pas trouver de gisement par exemple. D’ailleurs, si des gisements étaient finalement trouvés au large au-delà des 200 milles, ce qui n’est pas encore prouvé parce qu’il y a des conditions de pression, de température, de roches mères qui doivent exister à cet endroit et on est de plus en plus sur une zone très océanisée, donc avec des risques de ne pas avoir de roches mères, pour l’instant on ne saurait probablement pas trop comment faire et c’est pour cela qu’un certain nombre de pays ont fait des demandes d’extension à 350 milles. Là, il y a une vraie question. Un accord a été signé, tous les pays ont jusqu’à 2008-2009 pour déposer leur dossier d’extension. Évidemment, il y a des pays qui sont très bien équipés pour le faire mais les pays africains, par exemple, sont très mal équipés. Comment vont-ils le faire, est-ce qu’on va leur proposer des collaborations, est-ce qu’on va le faire pour eux ?

Yves Lancelot :
Ce qui se passe dans les 200 milles ou même dans les 300 milles, quand on parle de patrimoine commun d’Humanité, ne me paraît pas trop grave, encore que toute fraction de l’océan participe évidemment à la globalisation. Tout est bien sûr lié et les conséquences d’un petit événement sur une marge peuvent être dramatiques sur l’ensemble de l’océan. Mais il y a à mon avis un grand vide juridique sur l’ensemble de l’océan. Il y a bien des régulations, trop peu de régulations, sur les transports maritimes, et elles sont très mal appliquées. Concernant l’« Erika », l’« Amoco Cadiz » ou le « Prestige » et leur cortège de catastrophes écologiques, on devrait pouvoir arriver à s’équiper, techniquement et légalement pour lutter et on peut imposer des règles et des lois. Mais il y a aussi à plus long terme un gros danger qui plane sur les zones hauturières et sur l’océan profond. On continue à raisonner comme toujours en pensant que ce que l’on ne connaît pas ou mal n’a pas grande importance et ne peut pas nous faire grand mal. Pendant très longtemps, les grands fonds océaniques étaient considérés comme un milieu sans intérêt et donc sans importance. Il n’avait alors pas de raison d’être considéré comme fragile... Il devient donc essentiel de prendre conscience que ce milieu, encore mal connu, peut nous réserver des surprises extrêmement désagréables. J’ai travaillé très tôt, dans ma carrière, sur le problème des hydrates de gaz qu’on a découverts pour la première fois dans les sédiments océaniques en 1970, pendant une des campagnes du « Glomar Challenger » à laquelle je participais. On a mis près de vingt ans ensuite à comprendre que ce que l’on prenait pour une simple curiosité naturelle pouvait présenter des enjeux considérables, et plus particulièrement jouer un rôle majeur dans l’évolution du climat. Un autre exemple est la séquestration du CO2 dans les grands fonds océaniques. C’est peut-être une des meilleures solutions pour réduire le taux de CO2 atmosphérique et lutter contre l’effet de serre à long terme, mais rien n’est encore vraiment démontré. On ne sait pas encore sous quelle forme il conviendrait d’injecter le CO2 dans les grands fonds, ni quel sera l’impact local, régional, global de cette injection. On dit souvent qu’il s’agira d’un impact local, ce qui ne serait peut-être pas très grave. C’est peut-être vrai, mais on sait aujourd’hui que l’océan profond qui a si longtemps été considéré comme quasiment inerte, tranquille par rapport aux masses d’eau superficielles, est en fait un milieu de réaction assez rapide pour influer à moyen terme sur l’évolution globale du climat. Les masses d’eau profondes font partie intégrante de la circulation globale qui régule le climat et participent à l’évolution de l’ensemble du système, à des échelles de temps bien inférieures aux 1 800 ans que met une particule d’eau à parcourir la boucle complète de la circulation autour du monde. On sait par exemple que, dans le passé, des variations de la production d’eau profonde dans l’Atlantique Nord ont pu, à l’échelle de la décade, avoir des conséquences énormes sur le climat et elles se sont répercutées au niveau des grands fonds. Il est essentiel de mieux cerner le rôle des milieux profonds dans la dynamique du système externe de la planète. Le problème majeur dans ce type de recherche réside dans la nécessité de travailler à une échelle globale et pas seulement de se concentrer sur certaines « zones-tests » en laissant de côté la majeure partie de l’océan mondial. Cela peut sembler un luxe mais cela reste essentiel. Déjà on a compris que l’océan a un temps de réaction bien plus rapide que ce que l’on pensait, il y a quelques dizaines d’années, et d’autres surprises viendront certainement. Elles nous obligeront à réorienter nos axes de recherche. C’est évidemment vrai pour toute démarche scientifique, mais c’est encore plus vrai dans une science d’exploration. On est loin d’avoir observé l’océan à une échelle suffisante pour le modéliser.

Il faut prendre garde à ne pas s’appuyer trop vite sur un faisceau de certitudes qui ne sont peut-être que des vraisemblances. Dans un milieu que l’on connaît aussi mal, il faut faire extrêmement attention à cela, et il est bien difficile de persuader nos gouvernants, nos politiques, nos financiers que nous avons besoin de faire encore une recherche tous azimuts dans l’océan.

Lucien Laubier :
Je ne peux être totalement d’accord avec Yves Lancelot sur le vide juridique pour l’océan hors ZEE. D’abord, la troisième Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer prévoit en effet, de façon générale, une largeur de 200 milles pour la zone économique exclusive mais elle réserve la possibilité d’étendre la ZEE jusqu’à 350 milles selon deux modes de calcul dont l’un fait intervenir l’épaisseur de la couche de sédiments en pied de marge. Le fameux PCH n’est pas simplement un grand mot. Il est fondé, dans la troisième convention, sur quelques réalités. Il a été créé une Autorité internationale des grands fonds marins, dont l’activité est soutenue par les paiements annuels (entretien des concessions) des pays pionniers qui ont des permis d’exploitation des nodules polymétalliques. Une règle simple a prévu que la moitié des gisements reconnus et revendiqués par tel ou tel état serait gérée par l’Autorité et, le cas échéant, exploitée par elle pour le compte de l’ensemble des pays non exploitants. C’est le cas de la France qui avait reconnu 150 000 km2 de zones intéressantes où les nodules contenaient une proportion de 2 % des trois métaux intéressants (cobalt, nickel, cuivre) ; 75 000 km2 ont été accordés à la France, le reste va accroître le portefeuille de l’autorité internationale des grands fonds marins.

Le droit international évolue en fonction des besoins et des nouvelles potentialités découvertes. On a eu besoin du droit sur les eaux internationales parce qu’on avait cru que les nodules allaient constituer une richesse minière à court terme. Si on s’apercevait dans le cas du pétrole qu’au-delà des 350 milles, il y a des zones intéressantes, il y aurait probablement une nouvelle conférence internationale sur le statut de ces ressources et sur la notion de patrimoine commune de l’humanité. Cette apparence de vide juridique ne concerne d’ailleurs que les richesses du sol et du sous-sol. Les pêches en eaux internationales sont régies par des commissions internationales à échelle régionale, par exemple la commission internationale pour la conservation du thon atlantique.

Yves Lancelot :
Quand il s’agit d’exploiter, on doit arriver effectivement à empêcher de faire trop d’erreurs et on peut définir des règles. Ce que vous venez dedire est centré sur une exploitation raisonnable du milieu marin. Mais on ne sait pas toujours ce que peuvent être les motivations en ce qui concerne les milieux naturels. Prenez l’exemple de l’Antarctique : le continent Antarctique est un Patrimoine Commun de l’Humanité, un PCH, réservé à la seule exploration scientifique. On est pourtant en train de planifier une grande autoroute glacée à travers ce continent et on ne peut s’empêcher de penser que derrière de telles opérations peuvent se presser des lobbies très forts pour une exploitation minérale. Il faut donc faire très attention tant que l’état de nos connaissances ne permet pas de mesurer les conséquences de telles activités. L’exploitation industrielle ne me fait pas tellement peur parce que je pense que les ingénieurs et les scientifiques sont capables de contrôler les résultats d’une exploitation et minimiser leur impact sur l’environnement. Mais cela n’est valable que dans la mesure où celui-ci est suffisamment connu et compris. Il y a encore des frontières que l’on n’a pas franchies et devant l’inconnu que représente le temps de réaction de l’océan à certaines provocations, il nous faut accroître nos connaissances pour éviter de faire des erreurs à long terme, peut-être irréparables. Pour cela, il est bon d’avoir quelques barrières de protection. Considérer l’océan comme Patrimoine Commun de l’Humanité pourrait être un excellent moyen de protection. On a encore sous nos yeux des pollutions côtières absolument invraisemblables et dont les conséquences dramatiques n’ont pas été réellement mesurées, alors qu’elles touchent des domaines que l’on pense connaître en détail. Alors que dire de ce qui peut se passer dans un domaine aussi mal connu que l’océan mondial !




Mis à jour le 29 janvier 2008 à 10:40