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Le rôle du prince Albert 1er de Monaco

Lucien Laubier, Directeur de l'Institut Océanographique de Paris

Biographie :

LAUBIER Lucien

Compte rendu :

Transcription :

21 novembre 2002 TR1


Discours de Lucien Laubier



Aujourd’hui, j’ai le plaisir de vous parler de la carrière océanographique du Prince Albert 1er de Monaco. Michel Glémarec vient d’évoquer la croisière du “ Challenger ”, entre 1872 et 1876. Le Prince Albert 1er de Monaco est né en 1848, de sorte qu’il avait vingt-cinq ans au moment où la croisière du “ Challenger ” se déroulait autour du monde. Il est mort en 1922.

L’équipage de son premier navire, baptisé l’“ Hirondelle 1 ”, était constitué pour l’essentiel de Bretons, notamment de Finistériens, et le Prince a connu avec ses marins des problèmes comme on en rencontrait à cette époque-là avec les marins : dans les ports, des recruteurs essayaient de trouver les marins, le capitaine les choisissait, on leur payait une petite solde pour qu’ils puissent s’acheter un minimum d’équipement et la première idée de ces marins, ainsi dotés, étaient d’aller faire la fête... Il fallait ensuite les retrouver au moment du départ, et c’était souvent une difficulté. Le Prince Albert a rencontré cette difficulté en 1888, au moment où il se disposait à partir vers les Açores à bord de l’“ Hirondelle 1 ”. Heureusement pour lui, il savait que deux de ses marins allaient assister à ce que l’on appelait, à l’époque, une double noce dans la région de Lorient où il s’est rendu pour récupérer son équipage. Puis il appareilla vers l’ouest. C’est sans doute le moment de sa vie où il a été le plus proche de Brest. Son bateau à voiles fut drossé vers les Pierres vertes, passant à 100 mètres des roches avant de pouvoir faire virer son navire au vent toutes voiles dehors, manœuvre qui lui valut de casser ses mâts de flèche, ses voiles hautes s’effondrant sur le navire, et même de perdre son beaupré. Il eut beaucoup de chance de pouvoir regagner la haute mer et de poursuivre sa route jusqu’à Madère, où le navire put être réparé.

Michel Glémarec a évoqué tout à l’heure le nom du professeur Henri Milne Edwards, qui dirigeait le Muséum national d’Histoire naturelle à cette époque ; c’est lui qui avait suscité l’intérêt du Prince, alors âgé d’une trentaine d’années, pour dépasser les joies de la navigation et se consacrer à la science, en suivant l’exemple anglais et celui d’autres campagnes océanographiques. Le Prince va donc s’intéresser à l’océanographie naissante. La première série de campagnes est consacrée à l’océanographie physique. Ce qui le préoccupe à cette époque est de savoir ce que devient le puissant Gulf Stream, ce courant qu’on comparait à un véritable fleuve, après qu’il ait quitté les côtes américaines et qu’il infléchisse légèrement sa route vers le nord-est pour donner lieu à ce que l’on appelle aujourd’hui la dérive nord-est Atlantique. Le Prince décide de larguer une série de flotteurs, de toutes dimensions (anciens barils de bière, bouteilles de verre, etc.), contenant des papiers dans lesquels il est demandé aux personnes qui les récupéreraient de bien vouloir noter le lieu, la date, les circonstances de cette récupération et de les transmettre à Monaco. Le Prince Albert fait larguer ces flotteurs sur une radiale qui va grosso modo de Terre-Neuve aux Açores - plus d’un millier de flotteurs au cours de trois campagnes successives (entre 1883 et 1887). Plus d’une centaine de flotteurs sont retrouvés, et avec ses collaborateurs scientifiques, le Prince Albert est l’un des premiers à apporter des éléments relativement précis sur la dérive du Gulf Stream jusqu’aux côtes de Norvège d’un côté et jusqu’aux côtes du Portugal et même des Canaries de l’autre - il mettait ainsi en évidence la grande circulation tourbillonnaire à l’échelle du bassin Nord-atlantique qui, à l’époque, était encore mal connue et, en tout cas, parfaitement inexpliquée. Il faudra attendre bien longtemps pour qu’elle le soit. C’est à la suite de ces premières campagnes, en 1888, après l’incident des Pierres vertes qui aurait pu se terminer en drame, qu’il s’oriente délibérément vers la biologie des profondeurs. Ce qui caractérise son œuvre par la suite, c’est d’abord d’avoir fait évoluer énormément les technologies utilisées à bord de ses navires, car le Prince a fait construire successivement quatre navires, dont les tonnages ont crû régulièrement d’un navire à l’autre. Les équipements se sont perfectionnés, avec l’introduction de la machine à vapeur dès le deuxième navire baptisé “ Princesse Alice 1 ” qui sera suivi d’une “ Princesse Alice 2 ” lancé en 1898 ; le Prince terminera sa vie en habitant presque en permanence sur le quatrième et dernier de ces navires qui reprend le nom d’hirondelle, l’“ Hirondelle 2 ”, et qui sera basé essentiellement en Méditerranée et très souvent dans le port de Monaco.

De ces nombreuses campagnes consacrées à la biologie des profondeurs marines, nous pouvons extraire quelques images scientifiques intéressantes. Tout à l’heure, j’ai parlé du Gulf Stream et je voudrais parler d’une des découvertes que fit le Prince un peu par hasard à bord de la première “ Princesse Alice ”, entre 1893 et 1894, dans la région des Açores. À cette époque, les Açoriens avaient pour habitude de chasser les cétacés qui passaient en vue des îles, en particulier autour d’une des îles situées à l’ouest, l’île de Pico. Cet ancien volcan dont les flancs permettent d’observer la mer depuis cinq ou six cents mètres d’altitude, constitue donc un observatoire naturel d’où les guetteurs voient de très loin le souffle unique des cachalots (évent unique). Rapidement alertés, les pêcheurs embarquent sur des pirogues dont la légèreté et la fragilité étonnent encore quand on les admire au musée de la Marine de Lisbonne ou au petit musée des pêches baleinières de Pico. Six hommes embarquent dans la pirogue : un harponneur, un homme de barre, quatre hommes aux avirons. La pirogue se dirige dans la direction du souffle indiquée par le veilleur. Le Prince Albert, chasseur né, est intéressé par ce spectacle et ordonne à son navire de suivre, mais de loin pour ne pas gêner les manœuvres, les piroguiers. Le Prince Albert aime la chasse, mais il voudrait que le combat ait toujours lieu à armes égales. Il a horreur des chasseurs de “ salon ” qui se font rabattre les bêtes pour les tuer. Pour lui, le chasseur doit s’exposer, ses armes doivent porter les traces de la bataille avec la bête et c’est de cette noblesse du combat de l’homme et de la bête sauvage qu’il retire une forme de morale qui lui permet de justifier ce qui sera toute sa vie une passion extrêmement vivante - il mourut en effet en 1922, à Font-Romeu, après une expédition de chasse où il essayait de voir les ours des Pyrénées Orientales. Il suit donc ces courses des Portugais dans leur baleinière, approche à quelques dizaines de mètres au moment précis où le harponneur, à l’avant de la pirogue, va harponner le cachalot, en s’efforçant d’atteindre les poumons de façon à provoquer une hémorragie telle que l’agonie de l’animal s’en trouvera aussi brève que possible. Tout cela est décrit avec une certaine cruauté, évidemment, et, en même temps, beaucoup de précisions, dans un très beau livre qui s’appelle La carrière d’un navigateur, que le Prince Albert a publié en 1905. Au moment de l’agonie, le cachalot a souvent des rejets, des vomissements et le Prince qui les observe s’aperçoit que ces débris qui flottent entre deux eaux semblent avoir une consistance, une forme ; il fait mettre immédiatement à l’eau une baleinière pour récupérer ces morceaux qui sont en réalité les restes des calmars dont se nourrissent les cachalots. C’est de cette façon qu’on a découvert toute une faune de grands calmars. Le plus grand des échantillons récoltés, le fameux calmar à écailles, ou Lepidoteuthis, atteint néanmoins sans la tête environ un mètre et on peut penser qu’avec la tête et les tentacules, il devait mesurer cinq et à six mètres de longueur. On sait que, dans cette région, vit le grand calmar géant dont on a récemment parlé, sur les côtes d’Asturies, Architeuthis, en Espagne - il peut atteindre une quinzaine de mètres de longueur. Voilà une très belle découverte océanographique du Prince Albert ; elle a été valorisée scientifiquement par le professeur Louis Joubin qui a décrit toute une série de calmars, notamment le calmar à griffes qui possède au cœur de chaque ventouse une griffe comme une griffe d’ours.

L’œuvre océanographique du Prince Albert ne se limite pas à cela. Il a aussi été celui qui a permis aux biologistes français qui s’intéressaient aux organismes marins de devenir de véritables océanographes. C’est au Prince Albert que les océanographes français doivent d’avoir pu naviguer jusqu’en 1915. À l’époque, les nations étaient assez regardantes sur la “ propriété scientifique ” des échantillons. Il suffit d’ailleurs de regarder les auteurs des travaux publiés sur les collections recueillies par le “ Challenger ” pour constater qu’à quelques exceptions près, tous les auteurs sont anglo-saxons ; de même, dans les séries des Résultats des campagnes du Prince Albert 1er de Monaco, presque tous les auteurs sont Français. À l’époque, on ne partageait pas facilement les échantillons ; c’est parfois vrai encore de nos jours. Je dis cela en regardant Jean Francheteau, qui évoquera peut-être un incident que nous avons eu au début des découvertes sur l’hydrothermalisme sous-marin avec nos collègues et amis américains.

Le Prince Albert a été aussi un créateur d’infrastructures pérennes. Il a voulu une fondation qui s’appelle aujourd’hui l’“ Institut océanographique ”, et peut-être connaissez-vous le plus beau de ces deux fleurons, c’est-à-dire le Musée océanographique installé sur le rocher de Monaco que le Prince Albert, de son vivant, a donné à la fondation française qu’il venait de créer, reconnue d’utilité publique ; son second fleuron est l’“ Institut océanographique ”, situé à Paris au cœur du Quartier latin, au coin de la rue Saint-Jacques et de la rue Gay-Lussac, établissement que j’ai l’honneur et le grand plaisir de diriger depuis une année. Aujourd’hui, la fondation Albert 1er Prince de Monaco Institut océanographique représente peut-être le millième de l’océanographie française ; en 1905, au moment où elle a été créée, elle représentait probablement plus de 90 % de l’océanographie française. Au cours du siècle écoulé, la fondation n’a pu suivre le développement extraordinaire de l’océanographie et elle a donc aujourd’hui un autre rôle, un rôle de dialogue, de forum, de lieu de rencontre et d’échange.

Le Prince Albert a su enfin dépasser l’organisation de campagnes de recherche, le dépouillement des données recueillies et l’exploitation des collections zoologiques réunies, pour se lancer dans une autre aventure. Tout à l’heure, le représentant du SHOM, Jean-Louis Bouet-Lebœuf nous a parlé brillamment de tout ce qui est fait en matière de cartes marines. L’Organisation hydrographique internationale (OHI), dont il a évoqué le rôle, est née d’une volonté du prince Albert 1er qui, en 1899, a proposé lors d’un Congrès international de géographie (l’océanographie n’était pas encore explicitement reconnue) d’établir une carte mondiale des océans ; il a su réunir autour de lui une quinzaine d’excellents hydrographes, de cartographes, de dessinateurs et, en 1903, il démarrait le travail. En 1905, était éditée cette première carte mondiale des océans, qui comporte seize feuilles pour la partie en projection de Mercator qui s’étend de 70° Sud à 70° Nord environ et huit feuilles en projection centrale pour les deux zones polaires. À l’époque, on n’avait pas beaucoup d’éléments pour le faire, je crois me souvenir que cette carte était fondée sur 18 000 sondages au plomb de sonde. La carte bathymétrique mondiale, après quelques vicissitudes, en est aujourd’hui à sa cinquième édition et continue d’être extrêmement utilisée à différentes fins.

Une autre action du Prince Albert, au niveau international, est la constitution d’une Commission internationale pour l’exploration scientifique de la mer Méditerranée, commission toujours vivante, active, qui réunit la quasi-totalité des pays riverains de la Méditerranée.

Je voudrais également parler de l’homme que fut le Prince Albert 1er. Au plan politique, c’était un souverain en avance sur son temps. Dans le grand conflit qui a agité les milieux politiques et militaires français de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (l’affaire Dreyfus), il s’est clairement engagé comme dreyfusard et il est allé jusqu’à témoigner devant le tribunal en faveur de Dreyfus, jusqu’à solliciter de son ami, l’empereur Guillaume II, que l’Allemagne reconnaisse officiellement, ce qu’elle fit, qu’elle n’avait jamais eu de contact avec le capitaine Dreyfus et que le dossier reposait sur une série de mensonges du capitaine Esterhazy. Le Prince Albert 1er tenta même une démarche auprès du président de la République, Félix Faure, demandant la grâce pour le capitaine Dreyfus, démarche qui eut lieu moins d’une heure avant la mort du Président... Le Prince Albert était avant tout un passionné de la mer, un passionné de la connaissance technologique et scientifique ; je souligne volontairement l’aspect technologique, parce que l’évolution des équipements des navires du Prince en témoigne largement, de même que l’intérêt qu’il a porté à un moment à un savant qui avait inventé un hélicoptère soutenu par deux hélices en rotation opposée (pour éviter le problème du couple de rotation). L’engin a été essayé au sein même du Musée océanographie en construction. Plus généralement, sur le plan scientifique, le Prince Albert s’est également beaucoup intéressé à la découverte de squelettes humains, accompagnés de restes d’animaux, dans des grottes situées près de la Principauté de Monaco, en territoire français, les grottes de Grimaldi ; il y a découvert l’homme de Grimaldi, un néanderthalien - encore une preuve de son intérêt extraordinaire pour la science. Je voudrais enfin parler de l’homme que fut le Prince Albert 1er, dans ses relations humaines. Le Prince a vécu une vraie vie de marin, acceptant le choix qu’aura toujours un marin : la mer ou le foyer. Le premier mariage du prince, en 1869, alors qu’il avait 21 ans, avec une duchesse d’origine germano-anglaise, a été un échec ; deux ans après, les jeunes époux se séparaient et le divorce fut prononcé quelques années plus tard. De 1870 à 1885, le prince est resté seul, vivant le plus souvent en mer. Puis, il a rencontré à Paris Alice Heine, jeune veuve du duc de Richelieu. Il y a un parallèle à faire entre les lettres personnelles que le Prince Albert écrivait à Alice alors qu’il dirigeait ses campagnes entre 1885 et 1889 sur l’“ Hirondelle 1 ” et la description officielle qu’il en fait dans La Carrière d’un navigateur. Dans son livre, le Prince Albert souligne la responsabilité morale du Prince souverain vis-à-vis des populations, alors qu’il se livre, dans ses lettres personnelles, à une description plus simple, beaucoup plus directe et plus passionnée à l’intention d’Alice. Après leur mariage, Alice a su accompagner trois années de suite (1893-1895) le Prince Albert aux Açores, embarquant avec lui sur la première “ Princesse Alice ” ; elle supportait mal la mer et cessa d’embarquer pour se consacrer à la vie mondaine de la Principauté, où elle réussit parfaitement. Comme le précédent, ce mariage s’est également terminé par une rupture de fait et un abandon. La princesse Alice s’est retirée à Londres et n’a plus jamais rencontré le Prince Albert qui a achevé sa vie avec sa véritable passion, la mer.

Jean Francheteau va nous parler de très belles découvertes auxquelles les géophysiciens et les géologues, puis les biologistes, ont été associés, ces fameux phénomènes hydrothermaux sous-marins et leurs conséquences vis-à-vis de la biologie. On y a découvert des systèmes nouveaux fondés sur la chimiosynthèse et non sur la photosynthèse. Pendant longtemps, on a considéré que, dans l’océan Atlantique et en particulier dans la région des Açores, on ne trouverait rien de comparable aux découvertes faites dans le Pacifique oriental parce que, disait-on, la vitesse d’écartement de la dorsale Atlantique est trop faible. Un géophysicien américain, Peter Rona, qui n’était pas de cet avis, s’est enthousiasmé pour l’Atlantique et, pendant des années, a organisé des campagnes dans cet océan ; en 1986, il a été couronné de succès. Ce que je voulais vous dire, un peu en forme de transition, c’est que le Prince Albert 1er de Monaco est passé à une vingtaine de milles nautiques de sites hydrothermaux de la région des Açores ; il aurait fort bien pu poser l’une de ses dragues ou l’un de ses sondeurs sur les bancs de modioles (grandes moules) qui abondent dans les sites hydrothermaux de cette région. Il n’a pas eu cette chance, et c’est vraiment dommage ; cela aurait été une lettre de noblesse supplémentaire à ajouter à l’apport considérable qu’il a fait à l’océanographie moderne.






Mis à jour le 30 janvier 2008 à 15:41