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2001 : Internet, la substantifique toile : science en jeu et jeu de pouvoirs ? > TR 1 : Science, démocratie et internet >  Débat de la table ronde 1

Débat de la table ronde 1

Jean-Claude Guédon, professeur de littérature comparée
Jacques Le Goff, Faculté de droit UBO
Pascale Lemoigne, professeur de lettres modernes
Sébastien Canevet , membre du Forum Internet
Alain Huguen, animateur du réseau Cyberacteurs
Simon Tillier, du Muséum d’Histoire naturelle
Jean-Pierre Coudreuse, ingénieur et co-inventeur de l’ATM
Christian Godin, Professeur de philosophie
Violetta Liagatchev, artiste, enseignante en multi-médias
François Hartog, Ecole des hautes études en sciences sociales
Perline, attachée parlementaire, directeur de la cybercampagne d’Alain Lipietz, député européen
Jean-Paul Natali, du Centre d’études débat public, chargé de projet à la Cité des sciences et de l’industrie

Compte rendu :

Transcription :

19 octobre 2001 débat TR1


Débat



Le premier intervenant de la salle, Jean-Claude Guédon, professeur de littérature comparée, auteur de nombreux ouvrages sur l’Internet, se déclare frappé par l’opposition, assez marquée, entre S. Canevet et les autres intervenants : entre une attitude d’observation, relative à ce qui est en train de se passer, et qui paraît intéressant, et une approche qu’il juge normative. Il se trouve par exemple en désaccord avec F. Hartog : parler d’une crise de la représentation comme problème de la démocratie sous-entend qu’on possède une définition de la démocratie. Or la démocratie n’a d’autre définition que celle d’une mise en situation d’individus dans des rapports d’égalité et de discussion. Dans ces conditions, il n’y a plus de crise de la représentation, mais simplement un débat sur le fonctionnement de la démocratie - sur la représentation, la délégation. Se démarquant des habitudes de démocratie qui reposent largement sur la délégation et laissent une large part de la population hors du débat, la présence de l’Internet rencontre le défi d’une nouvelle manière de nous associer ensemble et de créer peut-être un nouveau système de représentation : comment donner de nous-mêmes une image qui soit suffisamment dynamique pour refléter les transformations qui affectent les populations ? On ne serait plus dans l’idée d’une sorte de fixité de la république, de la démocratie, mais dans un jeu, qui a des règles, et la démocratie pourrait devenir alors une condition de possibilité d’un certain type de débat et de comportement dans la cité - la cité pourrait alors se reconfigurer constamment, selon ce qui se passe, en fonction du rapport du pouvoir... Évidemment, une telle perspective peut être très perturbante : elle mène à une instabilité intrinsèque et apporte l’inquiétude à ceux qui veulent conserver des institutions, des habitudes, des droits... S. Canevet a d’ailleurs bien souligné le danger d’une société qui serait seulement juridique ou de droit.

Pour J. Le Goff, F. Hartog a soulevé le problème du statut de la définition même de la cité. Quelle est cette cité dont l’Internet serait le système nerveux ? F. Hartog regrettait qu’on ait pu entendre du normatif dans ses propos : l’historien en effet n’occupe pas une position normative. Il avait simplement rappelé que, partant du modèle de la démocratie grecque pour parvenir à la démocratie d’aujourd’hui, on passait nécessairement par le moment de la représentation, du système représentatif. Ce qu’il avait appelé “ crise de la représentation ”, c’était l’émergence d’une dimension de la représentation différente de celle sur laquelle s’étaient jusqu’alors organisés les États modernes. Le moment de crise, s’il y a crise, c’est le moment où l’on se trouve entre deux définitions, entre deux expressions de la représentation : une représentation-délégation qui est celle sur laquelle s’est construite la république et une représentation-réflexion qui semble l’emporter aujourd’hui. Et c’est dans cette configuration que l’Internet intervient.

Pascale Lemoigne, professeur de lettres modernes, internaute chevronnée, reprend sur le droit de parole et et les relations entre oralité et écrit. S. Canevet disait que l’Internet, du moins le web, est un média tous-tous, qui ramène à un analogue de la situation de conversation orale. Les frontières entre l’oralité et l’écrit s’en trouvent modifiées. Une situation de parole, au sens d’une expression immédiate, d’une réactivité de l’expression, est possible avec l’Internet, qui n’est pas possible face à un journal ou dans une radio pour la plupart des citoyens, parce qu’ils ne peuvent accéder à une parole publique. Ce qui est très nouveau, c’est la possibilité d’une nouvelle posture pour ‘l’individu de base’ - non pas une glorification de son individualité, mais une place qu’il peut prendre dans la cité. La société civile peut avoir une parole, et celle-ci ne vient pas nécessairement concurrencer le système de représentation parlementaire, et ne constitue pas nécessairement une tentative pour renverser les régimes en place : il s’agit tout simplement de créer des strates de dialogue, par exemple entre les citoyens et leurs élus. P. Lemoigne souhaite que les élus, locaux et nationaux, en viennent à se rendre compte à quel point les gens ont besoin de cet espace de délibération qui définit l’espace public. Aujourd’hui, à moins d’assister à un conseil municipal, qui peut accéder à cette parole et à cet échange fort avec des élus ? Avec une liste de diffusion créée à l’échelle d’une ville, on pourrait discuter et délibérer, et cette démarche d’examen et de délibération est ce qui fonde la publicité du débat démocratique.

Dans la réflexion sur l’écrit et l’oralité, elle renvoie à Grévisse, célèbre auteur Du bon usage, qui n’était pas normatif. Dans une langue, il y a des évolutions, des traits qui seront retenus et canonisés par le bon goût, par un aspect patrimonial ou culturel, sanctionnés de telle ou telle façon par diverses institutions qui autorisent ou reconnaissent le degré de solennité d’une expression. Mais il y a d’autres formes vivantes de parole, qui n’ont pas à être parfaites. Prendre la parole, c’est prendre un risque et, que ce soit à l’oral ou à l’écrit, dans l’immédiateté, on n’a pas ce ‘retour’ sur l’écrit qui est permis dans une rédaction - ou sur Internet lorsqu’on écrit des articles... Il y a ce qu’on appelle en linguistique les accidents de la conversation, les fautes de frappe qui ne sont pas toujours d’orthographe...

S. Canevet se déclare toujours troublé par l’étiquette de crypto-anarchique, de crypto-libertaire qu’on plaque immédiatement sur toute personne qui parle simplement de la liberté d’expression du citoyen dans le respect des textes en vigueur. Ce mépris plus ou moins conscient de tout ce qui ne fait pas partie des gens qui s’autorisent à penser est simplement effrayant.

Critiquer le fait que l’on s’exprime de façon très relâchée sur Internet ? Certes. Mais à la radio, à la télévision, il est effaré par la pauvreté de la langue des nouvelles idoles médiatiques - la qualité très moyenne de la communication des internautes, on la retrouve hélas parmi les gens à qui le système donne la parole.

Il pense qu’Internet offre effectivement la possibilité d’un espace de délibération, sans penser qu’il faille aller jusque là. Pour lui, la démocratie, ce sont les contre-pouvoirs qui la font - il ne croit pas à la démocratie directe, possible pour quelques dizaines, centaines ou milliers d’individus, mais non pour des millions d’individus.

J. Le Goff, reprenant sur la langue, déplore encore la contamination de l’écrit par l’oralité, la dégradation de l’écrit en oralité.

Alain Huguen, animateur du réseau Cyberacteurs, rappelle alors que le réseau regroupe environ 10 000 personnes qui utilisent le droit à la parole - le droit de donner leur avis sur ce qui les concerne, d’interpeller les décideurs économiques ou politiques. Pour lui, il y a deux problèmes. Le premier concerne la fracture numérique : le droit à la parole n’est pas donné à tout le monde puisqu’il faut tout d’abord avoir la possibilité d’être équipé pour pouvoir utiliser l’outil électronique. Une fois le premier problème réglé, le second tient au fait que la façon d’envisager les choses se trouve alors bouleversée : n’importe quel citoyen peut intervenir dans le débat. L’avoir, le savoir et le pouvoir ne sont jamais que les trois faces d’une même réalité et cette réalité demande à être partagée. Mais encore faut-il que l’ensemble de la société s’en donne les moyens. Une anecdote : il y a quelque temps, on a mené une cyberaction en direction du Parlement européen pour demander le classement au patrimoine mondial du corail de Nouvelle-Calédonie. Comme le système s’est retrouvé bloqué par les internautes qui écrivaient à l’ensemble des parlementaires européens, le Parlement européen a mis un filtre - dispositif éloquent à propos de démocratie...

Pascale Lemoignerappelle alors que la parole, c’est le pouvoir, et que la possibilité de prendre la parole pour chacun des citoyens dans une démocratie ne doit pas être choquante. Elle note la récurrence dans le débat de la question du style, et une tendance, néfaste, à stigmatiser le style. Stigmatiser la lettre de la pensée, c’est stigmatiser l’esprit aussi. C’est aussi quelque chose d’extrêmement élitiste et d’antidémocratique. D’ailleurs, un grand nombre d’écrivains du XXe siècle ont tenté une approche stylisée de l’oralité, des frontières de l’oral et de l’écrit : il n’y a pas d’indignité à l’oral. La parole est première, l’écriture est seconde. Éduquer les gens n’est pas nécessairement leur dire : voilà, vous ne parlez pas bien, vous n’avez pas droit de vous exprimer. S. Canevet, en tant que participant au Forum des droits sur Internet, témoigne de cette méfiance instinctive envers la parole de l’internaute moyen. Il y rappelle régulièrement que l’internaute moyen, c’est aussi le citoyen, et qu’être au Forum des droits sur Internet signifie qu’il est hors de question d’enlever son crédit à la parole du citoyen en raison de son imperfection formelle.

Simon Tillier, du Muséum d’Histoire naturelle, rappelle qu’on ramène toujours la différence entre l’expression orale et l’expression écrite à des problèmes de vocabulaire, de syntaxe et de grammaire. Étant biologiste, lui considère que, lorsque nous nous exprimons par oral, nous n’employons pas seulement des paroles, mais des postures, des gestes et des odeurs. Le message que nous exprimons lorsque nous parlons n’est pas seulement ce que nous pouvons retranscrire sous une forme écrite. Le danger sur Internet, et dont les utilisateurs sont peu conscients, c’est qu’ils écrivent sur Internet de la manière dont ils s’expriment oralement, mais que le message qu’ils font passer est, pour cette raison, souvent différent de celui qu’ils croient exprimer. Le fondement de la différence entre langage oral et langage écrit, c’est pour lui l’absence des postures et du physique du locuteur.

S. Canevet répond alors à une question qui lui est adressée sur la vulnérabilité du Net par rapport au système Échelon. Il rappelle tout d’abord qu’Échelon est un système d’origine américaine, un système international, mondial de surveillance de l’ensemble des échanges électroniques (téléphonique, fax, courrier électronique...). L’affaire est grave, puisqu’une telle surveillance est tout à fait contraire aux conventions internationales et au respect de la souveraineté des États qui définissent, dans un certain nombre de limites, ce qu’il est possible de faire ou de ne pas faire. C’est un système de contrôle en dehors de tout contrôle démocratique et qui n’a pas fait, hélas, preuve de son efficacité. Pourtant, les gouvernements européens et américains cherchent à accroître encore cette surveillance en dehors de tout contrôle judiciaire et démocratique.

À propos de la parole pseudo-écrite ou pseudo-orale, Jean-Pierre Coudreuse, ingénieur et co-inventeur de l’ATM[10], voulait ajouter qu’il constate régulièrement qu’un e-mail est trop facile à écrire, et qu’on ne le relit pas ; ce qui l’inquiète, c’est le défaut de communication provenant du fait que la personne n’est pas en face de nous : le discours visuel permet d’opérer une contre-réaction sur ce qu’on est en train de dire à l’interlocuteur et qui peut blesser. L’ingénieur et l’inventeur s’avoue perdu devant tout ce discours mythique sur l’Internet. Si les gens qui ont inventé la roue avaient tant discouru, disait-il, on serait encore en train de marcher à quatre pattes.

Certains aspects l’ont fait sortir de ses gonds. Tout d’abord, il n’y a pas de vérité scientifique. Jamais le scientifique ne travaille de la manière qu’on a décrite, et, s’il travaille ainsi, il se trompe. Il se trompe lorsqu’il affirme qu’il détient la vérité : il n’y a que des modèles scientifiques pour tenter d’expliquer une réalité - sans parler des mathématiques qui sont à part, à la limite d’une philosophie. Il n’y a donc pas de vérité en télécommunication, il y a un Internet qui vient s’ajouter à d’autres outils, et c’est tout. L’Internet apporte quelque chose, mais il n’apporte pas tout. Second point : ce n’est pas la fin de l’initié, au contraire. Il suffit de revenir à Échelon, et à toutes les manières dont les hackers et autres, plus ou moins officiellement, s’introduisent dans nos machines, sans que nous en sachions rien.

C.Godin rétorque qu’il n’y a pas à s’étonner qu’un historien en sache plus sur la bataille de Waterloo que n’importe lequel des soldats qui y ont participé. Le fait de participer à une entreprise ne donne pas, par définition, un regard extérieur, objectif sur l’ensemble de cette entreprise. Quand on est véritablement pris dans un ensemble dynamique, dans un ensemble de travail, on n’a pas le regard extérieur qui permet d’embrasser le sens de cet ensemble. C. Godin propose de distinguer entre sens et signification. Lorsque deux individus communiquent entre eux, dans la présence physique, il y a du sens. En effet, outre la signification propre des mots qui sont associés dans des phrases, il y a un contexte, une situation, des éléments qui sont à la fois à l’extérieur et dans le langage. Dans une communication purement technique, tout ce contexte disparaît. Il y a un appauvrissement de la signification par rapport au sens, et le sens proprement humain de la communication se trouve en effet amoindri. Quant à la vérité scientifique, lorsqu’on dit qu’il n’y en a pas, tout dépend de savoir comment on la définit. Lorsqu’on a demandé à Einstein : “ Croyez-vous en Dieu ?, il a répondu : “ Commencez par me définir Dieu et je vous dirai si j’y crois ou pas. ” Si la vérité est la qualité d’un énoncé qui a été démontré, prouvé, et que tout le monde peut accepter comme valide, C. Godin peut alors répondre qu’il y a des vérités scientifiques : lorsqu’on a affaire à un théorème en mathématiques ou une loi en physique ou chimie, il y a quelque chose qu’on peut qualifier de vrai. Certes, ces vérités ne sont pas transcendantes, éternelles, définitivement établies, mais, pour C. Godin, on ne peut dire que la vérité scientifique n’existe pas. Il faut certes maintenir la distinction entre un travail technique et un travail scientifique : une technique repose sur une tout autre valeur que la valeur de vérité - sur des valeurs de performance, d’utilité, d’efficacité, de vitesse. L’un des points critiques qui rend problématique l’association entre l’Internet ou l’informatique en général, et la connaissance ou la science, c’est précisément le fait que l’Internet induit beaucoup plus de valeurs techniques - de performance, d’efficacité et de vitesse - que des valeurs proprement épistémologiques de vérité, de certitude, etc. Pour C. Godin, le désaccord ne vient que d’un débat dans les termes, et d’une différence dans le système de référence.

Jean-Pierre Coudreuse répond que ce qu’il avait voulu dire, en disant qu’il n’y avait pas de vérité scientifique - une fois les mathématiques à part, qui sont une construction abstraite -, c’est que la seule vérité scientifique, c’est le réel, et que le scientifique ne fait qu’appliquer des modèles pour expliquer le réel. Lorsque le réel contredit le modèle, on change le modèle. Ce qu’il voit se profiler avec l’Internet, c’est le risque d’un certain totalitarisme ; or l’Internet n’est qu’un outil, et ce n’est pas le seul.

C.Godin répond que personne parmi les intervenants n’a prétendu que l’Internet soit la vérité. L’Internet fonctionne sur des principes logiques qui entretiennent un rapport à la vérité, mais “ l’Internet est la vérité ” est une proposition impossible. D’autre part, il faut sauvegarder la distinction entre réel et vrai. Le réel est quelque chose à l’extérieur de nous ; la vérité a été construite par notre système symbolique de pensée, de langage.

Jean-Pierre Coudreuse demande pour sa part qu’on ne nie pas aux scientifiques et ingénieurs le droit de penser ; qu’on leur parle plutôt du devoir de pensée. S’il n’y a pas d’expression du scientifique, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de pensée du scientifique.

Violetta Liagatchev, artiste, enseignante en multi-médias, d’origine russe, réagit vivement à certains concepts qui l’ont surprise dans les exposés de C. Godin et de F. Hartog. On a tendance à parler de choses complètement inexistantes, mais qui ont une forte efficacité symbolique : par exemple la notion d’esprit sans corps. Jusqu’à preuve du contraire, l’esprit est situé dans le cerveau et ne peut pas fonctionner sans corps ! Autre exemple : le spectre de la disparition de l’école à cause de l’Internet qui diffuse de l’information, et non des connaissances. L’Internet n’est qu’une mise à disposition d’écrits et d’images qui ne sont ni de l’information ni de la connaissance. Et, sauf à penser que l’enseignant est une sorte de sorcier, dont les connaissances sont les pouvoirs, Violetta Liagatchev ne voit pas comment une mise à disposition peut être gênante... Elle reproche à F. Hartog, dans la différence qu’il a marquée entre une expérience individuelle (comme celle de personnes qui ont vécu les camps de concentration) et le regard de l’historien, d’avoir été négligent à l’égard de la souffrance humaine. Pour elle, un point important du débat eût été de définir à quel point certains concepts sont réels, ou à quel point ils sont complètement imaginaires. Poser des questions sur l’Internet dans un scénario qui inclut ce qui existe sans corps ne mène nulle part, puisqu’on parle de choses qui sont en dehors du monde. De même, avoir le désir d’une pureté de la langue, c’est, pour elle, se couper du monde - essayer d’introduire un universel français, alors les gens ne peuvent écrire dans toutes les langues. Un multilinguisme rempli de fautes communique des points de vue très contradictoires et ouvre l’esprit des gens sur des vies qu’ils ne vivent pas et des expériences qui ne sont pas les leurs.

- Sur le point qui lui est imputé, François Hartog rétorque que l’entreprise de Spielberg est parfaitement louable : donner à chacun de ces témoins la possibilité de dire son histoire est une chose importante. Le problème commence, dit-il, lorsqu’on prétend avoir par là la véritable histoire : c’est ce rapport entre exhaustivité et véritable histoire qu’il juge problématique.

Perline, attachée parlementaire, directeur de la cybercampagne d’Alain Lipietz, député européen, renvoie à une pratique que connaissent bien les personnes qui sont sur des listes : le parasitage. Sur une liste, beaucoup regardent, et il y a seulement deux personnes qui dialoguent : ils pourraient très bien le faire à l’extérieur et laisser la parole à tout le monde. Les techniques apportent en général un certain potentiel, qui a la particularité de privilégier certaines personnes au détriment d’autres. Donc une technique est a priori dangereuse parce qu’elle va déstabiliser, voire faire basculer, les intérêts et les pouvoirs des uns et des autres. La fracture numérique, en particulier, ne lui paraît pas un thème qui puisse être discuté pour lui-même : elle ne fait que refléter d’autres fractures, à commencer par la fracture sociale. Il est impossible de produire maintenant la théorie d’un objet aussi proche et contemporain que l’Internet : nous ne pouvons que réfléchir sur ses intérêts, ses possibilités, ses risques.

Jean-Paul Natali, du Centre d’études débat public, chargé de projet à la Cité des sciences et de l’industrie, exprime une inquiétude à l’articulation entre démocratie et Internet. Admettons que le droit à la parole soit absolument partagé, que tout le monde y ait accès et que les débats se développent sur l’Internet - voici qui ne garantit pas que nous allions pour autant parvenir à quelque chose qui, sur le plan de la démocratie, serait un mieux. Il ne suffit pas de parler pour être entendu. D’autre part, au-delà de l’effet de créer du lien social, le débat - surtout le débat politique - n’a de sens que s’il est finalisé en vue de prises de décision. Dans une société où tout le monde a le devoir et le droit de parole, où le débat se développe dans toutes les directions, avec toutes les interventions possibles et imaginables, quelle va être l’articulation entre ceux qui débattent (les citoyens) et les prises de décision (le politique) ? Cela va-t-il nous conduire à une refondation de la démocratie ? Ou bien tout cela va-t-il être récupéré par les vieilles pratiques, ou les manières de fonctionner ?

Pour Christian Godin, il s’agit là moins d’une question que de l’expression d’une pensée. La question sur le projet de Spielberg repose pour lui sur un malentendu. Il est naïf de croire que celui qui est témoin d’un événement en possède la réalité ou la vérité. Nous nous connaissons moins nous-mêmes qu’un psychologue ou un psychanalyste ne peut nous connaître (c’est un des exemples que propose C. Godin). Un témoignage est beaucoup plus une information qu’une connaissance, et le témoignage est beaucoup plus le témoignage de celui qui parle que le témoignage de ce à propos de quoi il parle - un témoignage est presque toujours une confession.

À propos de l’esprit sans corps, il rappelle que le fait même qu’on ne voie pas celui avec lequel on communique par l’Internet, que son corps ne soit pas là, prouve bien que, dans cette relation qui est encore une relation humaine, fondée sur un intermédiaire technique, le corps a disparu. Il suffit de se reporter aux déclarations des utopistes des technologies nouvelles au Canada ou aux États-Unis, pour voir la puissance de cette idée du corps comme une pesanteur superflue, dangereuse, finie, dont il faut se débarrasser pour laisser libre essor à l’intelligence. Il faut se rendre compte du lien très fort qui unit une mouvance de type new age et un certain nombre de fanatiques de l’Internet aux États-Unis. Pour eux, le corps humain est quelque chose qui doit être dépassé et c’est l’intelligence qui s’exprime dans l’Internet. Violetta Liagatchev rétorque très vivement à cette idée, scientifiquement fausse.

À propos d’intelligence artificielle, Christian Godin rappelle alors qu’il y a soixante ans Alan Turing[11]a imaginé un test qui porte son nom : le test de Turing, et qui, schématiquement, consiste en ceci : il sera possible un jour de construire une machine avec laquelle il sera possible de dialoguer sans que l’on sache s’il s’agit d’une machine ou d’un être humain. C’est le point de départ des travaux qui ont donné naissance à l’ordinateur en 1946, ainsi que des travaux d’intelligence artificielle. On peut recréer de la mémoire et de la pensée avec des circuits électroniques, par conséquent le corps humain peut être abstrait, mis entre parenthèses. C. Godin ne prétend que nous soyons arrivés au bout de cette recherche, mais que l’idée d’une décorporisation de l’être humain est extrêmement puissante. Fracture numérique, qui est le simple fait d’une fracture sociale - soit. Mais il ne faut pas oublier la dimension psychologique : ce n’est pas parce que nous avons affaire à des machines, en train de travailler avec des machines, que la dimension psychologique et imaginaire doit être abolie. C. Godin parle alors d’une différence entre les hommes et les femmes dans l’utilisation de l’ordinateur, et propose l’hypothèse d’un rapport au corps qui s’exprime de façon différente : le rapport qu’une femme a avec son corps serait infiniment plus proche, plus intense et plus immédiat que celui qu’un homme entretient au sien - et ceci expliquerait que les hommes sont beaucoup plus attirés par l’informatique - même si, dit-il, cette différence tend à disparaître, cette dimension psychologique joue un certain rôle.

Jean-Pierre Coudreuse, dont l’intervention conclut la discussion, rappelle que le corps était déjà absent en partie dans les communications radio, par exemple, et que, sur ce sujet, on peut remonter loin dans le temps. C’est sur les filtres et les freins qu’il peut y avoir dans la communication que la différence porte essentiellement. Les filtres ou les freins améliorent ou diminuent la communication, chaque communication a des filtres et des freins différents, et cela n’a rien à voir avec le corps.

1.McLuhan Herbert Marshall : sociologue canadien (1911-1980), Ancien directeur de centre d’études de la civilisation et des techniques de Toronto, a permis de concentrer le regard sur l’importance prise par les phénomènes de communication, qu’il s’agisse des médias écrits ou audiovisuels ou de ceux qui émergent dans la deuxième partie du XXè siècle sous la poussée de l’électronique et du paradigme digital.

2.Théoricien de l’Internet, PierreLevi est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels les célèbres : LaMachine Univers. Création, cognition et culture informatique (1987) ; Qu’est-ce que le virtuel ? (1995)

3.Historien de l’Antiquité grecque et des sociétés antiques. Auteur en particulier du célèbre ouvrage : Le monde d’Ulysse.

4 .Philosophe et historien de l’Antiquité grecque, Jean-Pierre Vernant, professeur honoraire au Collège de France, est l’auteur de très nombreux ouvrages, parmi lesquels : Les Origines de la pensée grecque (1962) ; Mythe et Pensée chez les Grecs. Étude de psychologie historique (1965) ; Mythe et tragédie en Grèce ancienne (avec Pierre Vidal-Naquet) (1972) ; L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne (1989) ; Entre mythe et politique (1996).

5.Condorcet, mathématicien et philosophe du XVIIIe, politicien de la Révolution française. Son ouvrage principal est Tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795).

6.Philosophe et écrivain du XVIIIe siècle. Parmi ces œuvres : La Nouvelle Héloïse (1761), Émile ou de l’éducation (1762) et Du contrat social (1762).

7.Cinéaste américain.

8 .Philosophe français, auteur du célèbre ouvrage : Le Désenchantement du monde (1985).

9 .Poète anglo-américain du XXe siècle, auteur de The Waste land (1922).

10 .Asynchronous Transfer Mode : technologie de réseau qui établit des connexions logiques et utilise des cellules de petite taille fixe pour transporter les flux d’informations.

11 .Mathématicien et philosophe anglais, fondateur de la science des ordinateurs (1912-1954).







Mis à jour le 04 février 2008 à 11:08