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2001 : Internet, la substantifique toile : science en jeu et jeu de pouvoirs ? > TR 2 : Conditions techniques, juridiques, culturelles et économiques pour une communication équitable sur le réseau >  Débat de la table ronde 2

Débat de la table ronde 2

Philippe Quéau, UNESCO
Annie Blandin, ENST Bretagne
Patrice Desclaud, France Télécom
Sébastien Canevet, membre du Forum Internet
Camille Guillemois, Ouest-France
Violetta Liagatchev, artiste, enseignante en multi-médias
Valentin Lacambre, Gitoyen
Paul Monet, réalisateur
Olivier Zablocki, éditeur de réseaux
Pascale Lemoigne, professeur de lettres modernes
Perline, attachée parlementaire, directeur de la cybercampagne d’Alain Lipietz, député européen
Christian Potin, ex-tiers mondiste

Compte rendu :

Transcription :

19 octobre 2001 débat TR2


Débat



Équité, entreprises et service public : pertes et profits

Philippe Quéau :
Je trouve ça assez étonnant. Il n’y a pas si longtemps, France Télécom n’avait qu’un seul mot à la bouche : “ service public ”. Et maintenant on a affaire à une SA qui ne pense plus qu’à ses profits et à ses actionnaires. “ On privatise les profits et l’on socialise les pertes ”. C’est justement ce qui se passe aujourd'hui. On a donné naguère à Canal+ la chaîne “ noir et blanc ” qui ne servait plus à rien, mais couvrait 99 % du territoire français. Privatisée, elle est devenue (par miracle !) tout à fait profitable. Il y a 100 ans, cette même question se posait déjà aux États-Unis. Théodore Bell, président de la Bell company, a obtenu le monopole des communications longue distance, contre l’engagement formel devant le gouvernement fédéral, d’équiper les campagnes à des tarifs raisonnables. C'était un donnant-donnant, purement politique.
Le représentant de France Télécom parle d'une SA ! Ne parlons plus de régulation politique avec des entreprises recherchant le profit ! Discutons des finalités sociales. Peut-on demander aux impôts de financer l’ADSL au fin fond du Cantal ? La question de la régulation de l’accès pose celle des finalités poursuivies. Vouloir équiper d’une manière égalitaire l’ensemble du territoire français, n’est pas forcément équitable : cela veut dire que quelqu’un paie l’équipement du Cantal qui n’a pas de vrai besoin latent solvable. A-t-on vraiment besoin du haut débit sur des réseaux Internet alors qu’on a des réseaux comparables tels que celui de la télévision ? Ne faudrait-il pas distinguer d'une manière plus fine, moins polémique, les différents types de réseaux, les types d’usage et les types d’équité corrélatifs à ces réseaux, à ces usages ? Peut-être est-ce là l’enjeu du débat.

Service universel des télécommunications

Annie Blandin :
Faut-il inclure ou non l’accès Internet ADSL dans la définition du service universel des télécommunications ? Ce service universel dont France Télécom a la charge est défini de façon restrictive puisqu’il s’agit seulement du réseau téléphonique fixe. Il doit procurer à chacun un accès au téléphone, à un prix abordable et en tout point du territoire. C’est une définition de portée restreinte qui est appelée à évoluer. On a proposé d’inclure l’accès à l’Internet haut débit dans le champ du service universel, à l’occasion de la réforme du cadre communautaire réglementaire des télécoms. La question du financement se pose mais il n'est pas question de socialiser les pertes. Le service universel des télécoms est actuellement payé par les opérateurs présents en France ; chacun, au prorata du trafic qu’il génère, contribue à financer ce service dont France Télécom a la charge. Il y a un mécanisme de partage des coûts. S’agissant de l’ADSL et de l’accès rapide, effectivement cette méthode ne serait pas envisageable puisque France Télécom est aujourd'hui quasiment seul présent sur ce segment de marché. On pense avoir recours au budget de l’Etat ; l’obstacle principal étant celui de l’impôt régressif. Effectivement, il n’y a pas de raison de faire payer l’introduction de l’ADSL à tout le monde, et sûrement pas à ceux qui n’en ont pas l'usage. C’est pourquoi le dossier est actuellement bloqué.

Patrice Desclaud :
Pourquoi cela s’applique-t-il à l’accès Internet et pas aux autoroutes Ou même aux jacuzzis dans les baignoires dans les hôtels

Philippe Quéau :
Il y a un vrai problème, celui de l’équité. Nous sommes dans une société de l’information, de la connaissance : le fait d’accéder à l’éducation pour nos enfants est un enjeu vital. Si vous parlez de jacuzzi, vous mettez de la dérision dans l’affaire. En réalité, l’infrastructure est essentielle dans une société de la connaissance. Ces débats ont un enjeu pour le citoyen. Vous représentez une société privée, vous avez affaire à des consommateurs. L’accès à ces moyens dépasse largement l’aspect purement utilitariste du réseau... Il s'agit aussi de création du lien social, d’une dimension politique, d’une certaine vision de la cité plus ou moins virtuelle, d'une ouverture au monde et de thématiques qui échappent à la question strictement commerciale.

Patrice Desclaud :
Vous avez raison, c’est vital et citoyen. Il y trois ans une offre a été faite par France Télécom, pour l'Internet à 3 800 F par an dans les écoles. La concurrence a réagi immédiatement et violemment, en disant :
“ France Télécom vend à perte, ça lui donne un avantage concurrentiel, ce n’est pas normal ”. Le régulateur a bloqué cette offre, ouverte à la concurrence six mois plus tard et 1 000 F plus chère. Qu'y a gagné le citoyen ? Il y a des groupes de pression, des enjeux, ne soyons pas naïfs. C’est pour ça que l’on souhaite une certaine régulation, on va dire citoyenne. Encore faut-il démontrer ce qu'Internet peut apporter à tout le monde. La surinformation, le nombre de mails que l’on peut recevoir, est-ce vraiment de l’information ?


Fiabilité de l'information

Sébastien Canevet :
Je voudrais répondre à cette idée que l’on entend tout le temps : après tout, l’information sur Internet, ce n’est pas de la qualité ; ce n’est même pas de l’information, donc ça vaut peut-être pas grand-chose, c’est peut-être que du jacuzzi. Pourquoi y aurait-il de la citoyenneté dans cette histoire ?
Au fond, il n’y a pas de source d’information fiable, il n’y a que des sources d’information plus ou moins crédibles, suivant le point de vue dans lequel on se place. On peut penser Le Monde plus crédible que Le petit Fanzine d'un site web parce qu'il possède une vaste équipe, ou a 150 ans. Mais lorsque Jean-Marie Colombani reprend des notes de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE) sur le Rwanda et les publie texto, en éditorial du Monde, la fiabilité de l’information... Celle-ci n’est jamais qu’un présupposé personnel, quel que soit le média. L'interroger ne vaut pas que pour l’Internet. Ce qui se passe sur le réseau, c'est qu'on a une quantité de sources phénoménales, quantitativement supérieures à celles des supports traditionnels. Un journal, c’est compliqué à monter ; un site Internet, c’est facile. Mais si la quantité de sources est sans commune mesure, le nombre de sources fiables est probablement stable. Il y a autant de sources fiables sur Internet que dans n’importe quel autre média. Si l'on entend par fiable les grosses sources, rappelons que tous les gros journaux ont leur site Internet. L’information qu'un quotidien comme Libération ou Le Monde diffuse sur Internet n’est pas moins fiable sur Internet qu'imprimée sur papier.

Patrice Desclaud :
Sur les deux points qui viennent d’être abordés : la qualité et la fiabilité, je suis d’accord. Mais l’Internet donne accès à tant de sources que le tri et la critique de l’information sont plus difficiles. Il y faut un apprentissage. Sur la qualité du réseau, le technicien que je suis, n’est pas du tout d’accord. Je pense qu’on est en train de se focaliser encore une fois sur l’aspect purement comptable et économique du réseau. Il y a d’autres problèmes plus importants. J’ai entendu dire que l’ADSL, s’il était symétrique, serait plus cher. Techniquement, ce n’est pas vrai. En revanche, du côté du réseau, il faudrait mettre un peu plus de matériel pour le traiter.

Equité de l'accès aux contenus

Philippe Quéau :
L’accès aux contenus fait partie de l’équité de l’accès à la communication. Le cadre juridique dans lequel on s’inscrit aujourd'hui est essentiel, notamment pour des questions de propriété intellectuelle. Prenons la brevetabilité des logiciels : si l’on permet de protéger les logiciels par des brevets, avec des protections parfois beaucoup trop larges, on risque des catastrophes et des effets de monopole type Microsoft. Notons aussi que les logiciels libres sont menacés par la brevetabilité des logiciels, qui va être bientôt autorisée en Europe. Voilà une vraie question qui va déterminer de manière profonde l’accès effectif au réseau par le biais des logiciels. Dans le domaine public, si on allonge constamment la protection du droit d’auteur (en France, peu après la Révolution, la protection post-mortem était de cinq ans, de 50 ans en 1860, elle est de 70 ans aujourd'hui ; aux États-Unis, en peu de temps, la protection des œuvres post mortem a doublé et est passé de 35 à 70 ans), on ne renforce que quelques types d’intérêt mais aux dépens des autres. Il n'y a pas actuellement de débat démocratique sur la question de savoir s'il faut ou non renforcer la propriété intellectuelle. Cela se décide souvent en cénacles restreints. Par exemple, la convention européenne sur la cybercriminalité qui vient d’être approuvée par le Parlement et le Conseil des ministres européens permet de criminaliser des choses aussi simples que le fait de télécharger un fichier MP3 et vaut traité d’extradition. J’imagine que, dans cette assemblée, il y a aujourd'hui des cybercriminels qui peuvent être extradés grâce à cette convention !

L'arsenal de la régulation

Annie Blandin :
Il y a des directives européennes pour chaque question Une directive concerne la protection des données personnelles et de la vie privée. Une autre concernera spécifiquement ces questions appliquées aux domaines des télécoms et de l’Internet. Nous n’avons pas encore transposé la directive de 1996. Il y a une directive sur la signature électronique que l’on va finir de transposer si l’on adopte, en France, la loi sur la société de l’information. Une autre directive sur le commerce électronique est intéressante pour la formation de contrats en ligne. Un certain nombre d’initiatives issues de la coopération inter-étatique existent en matière de lutte contre les contenus illégaux. Mais on maintient le droit pénal, chacun peut encore garder ses compétences ; on essaie simplement de converger. On parvient, avec plus ou moins de succès, à mettre en place un équilibre, peut-être encore fragile, entre des préoccupations commerciales et des préoccupations citoyennes. Les deux doivent coexister, en harmonie sans que l’une n’exclue l’autre, bien au contraire.

Camille Guillemois :
Hors du droit, on voit aussi apparaître des Etats, voire des entreprises privées qui exercent déjà un contrôle sur le contenu d’Internet. Est-ce que la législation n’a pas sa place là pour réguler ces contrôles illégaux ?

Sébastien Canevet :
Au sujet du prétendu équilibre dont parle Madame Annie Blandin entre l’Internet commercial et l’Internet citoyen : l’Internet commercial, malgré le bruit qu’il a fait il y a deux ans et l’an dernier, peine quand même encore un peu à décoller. Je rappelle le chiffre du rapport de l’ Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) sur le résultat du commerce électronique, via Internet en France, année 2000 : 0,042 % du seul commerce de détail, c'est-à-dire rien du tout. Combien y a-t-il en revanche d’utilisateurs de l’Internet en France ? 2 millions, 5 millions ? Ce sont autant de citoyens, d’utilisateurs qui sont des justiciables, des utilisateurs de l'Internet mais aussi du droit.
Mme Blandin, suite à votre intervention sur les lois, je voulais vous poser une question : qu’est-ce qui justifie l’existence de lois comme celle qui a suivi les amendements Bloch 2000 ou la future loi relative à la société de l’information qui, à mon avis, sera enterrée ? Nous sommes bien tous tout à fait d’accord : l’Internet n’est pas, n’a jamais été, ne sera jamais une zone de non-droit. Alors qu’est-ce qui justifie ces lois qui, pour moi, juriste, semblent complètement redondantes ? Notre vieux droit de la responsabilité, civile, pénale, ou éditoriale (au sens de notre vieille loi de 1881) suffisait très largement à répondre aux abus des libertés que nous avons pu constater depuis cinq ans.

Annie Blandin :
Je partage tout à fait cette opinion. S’agissant d’Internet, un droit commun existe et s’applique. On ne voit pas pourquoi il fallait prévoir des dispositions exorbitantes du droit commun pour protéger les fournisseurs d’accès et les fournisseurs d’hébergement. S'il y a eu, d’une part, une revendication forte en ce sens, il y a des affaires qui ont été montées en épingle, ce qui explique que le législateur ait ressenti un profond besoin de se prononcer.
Aujourd'hui, ce qui légitime nos lois, c’est la transposition de la directive communautaire sur le commerce électronique, puisque l’Europe aussi a ressenti ce profond besoin de légiférer. Et indépendamment de la question de savoir s’il y avait opportunité d’intervenir ou pas dès le départ, il faut bien transposer. C’est inévitable : il faudra bien écrire quelque part qu’il n’y a pas d’obligations générales de surveillance à la charge des intermédiaires.

Sébastien Canevet :
Autre question un peu perfide : pourquoi cette différence de rapidité dans la transposition ? La directive commerce électronique est transposée beaucoup plus rapidement que celle de la protection de la vie privée.

Annie Blandin :
Il semble que personne n’ait jamais remis en question le fait qu’Internet était soumis au droit dans chaque territoire national. La forme technique de l’Internet a parfois rendu l’application de la loi difficile et complexe, au point de l’invalider. Le rôle des citoyens est de faire bouger les lois, par le jeu politique.

Sébastien Canevet :
Vous dites qu'il suffit d’appliquer le droit, mais le droit est actuellement en train de se faire : il y a beaucoup de contradictions. Vous avez évoqué la directive sur le commerce électronique, mais il n'y a pas de consensus en matière de propriété intellectuelle, de brevetage des logiciels, ou de propriété des bases de données, non plus que sur les conditions de la liberté d’expression, la cybercriminalité, ou la protection de la vie privée. La directive européenne va pourtant réguler l’enseignement à distance sur Internet, dans le cadre de l’accord général sur le commerce des services. Cela risque de menacer directement les pratiques continentales et françaises en matière d’enseignement. S'il faut constituer progressivement un droit, n’y a-t-il pas contradiction entre ce droit mondialisé et des volontés régionalistes ou nationalistes visant à imposer, par le biais de la loi, une vision du monde et des valeurs contradictoires d’autres valeurs. L’exemple typique, emblématique étant l’affaire Yahoo!.

Et puis un droit caché, latent existe aussi, qui n'est pas celui des juristes. Une fameuse phrase d’un professeur de droit de Harvard disait : “ Le programme, c’est déjà de la loi, c’est déjà du droit ”. Quand Microsoft développe des pratiques commerciales hégémoniques, une certaine vision de la contractualisation des rapports entre l’entreprise en l’occurrence et sa clientèle est de fait exportée. Il y a donc là un droit caché qui n’est pas proclamé mais qui est bien réel. Il mériterait d’être mis au jour, exhumé et discuté de manière large ; ce qui n’est pas le cas.

Internet et autres médias alternatifs libres

Quelqu'un dans le public :
Pour moi, le seul commerce dont on puisse parler quant à Internet est lié aux techniques d’accès. Concernant la liberté d’expression, on entend qu’un tel ne peut pas expérimenter son test de nouvelles technologies parce que pour des raisons techniques… C’est exactement pour la même raison que la télévision est phagocytée par quelques groupes et que les télévisions locales, associatives ou citoyennes n’ont jamais le droit d’émettre en France. Les radios ont eu une petite possibilité d’émettre en 1981, ça s’est très rapidement terminé par des questions commerciales. Pour publier des journaux, il faut déposer des dossiers, avoir une autorisation de commission paritaire et répondre à un certain nombre de critères auxquels on ne peut pas répondre de manière simple. On essaie d’inventer de bonnes raisons pour faire des régulations extrêmes et inutiles, tout simplement pour éviter ces prises de parole et ces échanges à très large échelle.

Patrice Desclaud :
Concernant la C.B., à partir du moment où il n’y a pas de protocole de prise de parole au sens technique, tout le monde parle en même temps. Il faut forcément une autodiscipline de fait dans un usage, ne serait-ce que pour pouvoir s’exprimer. Il faut bien qu’il y ait un minimum de règles du jeu pour que les gens puissent s’entendre, discuter entre eux. Mais il me semble qu’il faut que l’on discute du droit à l’usage, ne serait-ce que pour pouvoir s’exprimer et pour pouvoir écouter ce que disent les autres.

Violetta Liagatchev :
Mais parler en même temps, ce n’est pas interdit par la loi. C’est très important de ne pas faire ce genre d’amalgame.
Monsieur Guillemois, vous avez mentionné cette notion de ce qui est vérifiable ou pas dans les médias. Peut-être qu’il est temps justement avec Internet de tout simplement se dire que toute information est fausse par excellence et que c’est l'expression d'un point de vue complètement subjectif ; qu’il y a un certain nombre de gens qui ont une certaine éthique, qu’il y a des fantaisistes qui ont une énorme envie de dire n’importe quoi et qu’effectivement la loi gère quelques questions fondamentales. Peut-être serait-il temps de se poser la question de savoir si la société n’a pas besoin de développer chez les individus une indépendance de jugement et de considérer que chacun peut raconter n’importe quoi, plutôt que d’essayer de maîtriser la parole, pour la garder dans une absence d’indépendance de pensée, d’agir, etc.

Un homme dans le public :
J’entends dire que la liberté maximale pour le citoyen viendrait de sa possibilité d’agir individuellement, sans tenir compte d’aucune contrainte. Je ne suis pas d’accord. Sur l’exemple des radios libres, il ne me semble pas que la libéralisation des ondes ait conduit à plus de liberté d’expression, ou qu’un maximum de liberté et l'absence de contrôle sur les contenus me protègent en tant que citoyen. Toute liberté est actuellement laissée aux opérateurs de recueillir mon adresse mail que je prends soin, en tant qu’utilisateur averti, de ne laisser nulle part. Pourtant, avec cette liberté d’accès à l’information, je me retrouve avec une somme d’informations à caractère parfois pornographique dans ma boîte aux lettres. Je ne sais pas comment empêcher cela. Si je clique sur la ligne qui dit "si vous voulez être supprimé de notre liste, cliquez", j’apporte une information complémentaire à la fameuse base de données et donc je risque d’en recevoir davantage. La liberté qui est alors utilisée l'est contre moi. Cette liberté maximale ne me protège pas en tant qu’individu.

Cible ou citoyen

Valentin Lacambre :
La liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Tant que l’on n’empiète pas sur celle des autres, autant prendre ce que l’on peut en avoir. Vous parlez d’un problème qui est celui des opérateurs de télécommunication et du recueil des données de connexion. Aujourd’hui la question est de savoir si les sociétés privées pourront envoyer du courrier commercial sans accord a priori. C’est ce que l’on appelle l ’“Opt In” et l'“Opt out”. Aujourd'hui, la majorité des pays européens optent pour l’“Opt In” : une entreprise privée n’aura pas le droit de vous envoyer un courrier sans votre accord. Le Gouvernement français, pour l’instant, est en faveur de l’“Opt Out” : les entreprises envoient leur courrier commercial, et si vous n’êtes pas d’accord, vous devez demander à être supprimé du fichier “ clients ”.

L’homme dans le public :
Concrètement, je ne peux rien faire. Vous savez très bien que si je clique sur ce lien qui permet de se désabonner, en fait, j’envoie mon adresse Internet. Cette action est utilisée pour me cataloguer davantage.

Valentin Lacambre :
C’est bien ce que je dis, l’“Opt Out” n’est pas forcément la bonne solution, c’est pourquoi la plupart des pays européens se prononcent pour l’“Opt In”.



Internet et les autres médias

Paul Monet :
Je crois que c’est la levée du contrôle de l’État sur les rédactions, pas la multiplication des radios et télévisions, qui a apporté beaucoup de liberté, et comme disait France Inter : “ Trop d’informations tue l’information ”. En tant que citoyen, Internet me permet-il d’obtenir plus d’informations pour mieux agir dans ma société ou est-ce un lieu où je peux dire n’importe quoi ? Je ne crois pas qu'il soit mauvais de se défouler de temps en temps. Mais s'il ne coûte pas cher de dire tout et n’importe quoi, cela coûte de passer pour cela par un outil qui, malgré tout, possède un objectif économique. Comment être meilleur acteur, un meilleur citoyen à travers cet outil ? Je crois qu'il est important, en terme de démocratie, d’accéder à davantage d’informations. À chacun ensuite de se repositionner par rapport à l’utilisation de cette information. Les enseignants aujourd'hui ont parfois affaire à des étudiants qui cumulent beaucoup d’informations qu’ils n’ont pas lues. Ils en font de beaux dossiers, mais ils ne maîtrisent pas le contenu. Cela renvoie à une problématique de formation, d’analyse. De même, ce n’est pas la multiplication des télévisions qui a forcément formé les gens. La télévision a trop manipulé l’image et s’est discréditée. C’est pourquoi la presse, avec son système d’éthique et parfois d’autocritique, est plus pertinente que la télévision. La difficulté sur Internet, c’est qu'il est plus difficile de s'y retrouver devant la masse d'information que de travailler avec un comité de rédaction ou avec des gens qui nous aident à réfléchir à cette utilisation-là.

Olivier Zablocki :
Juste une petite précision sur l’histoire du 802.11 , de ses expérimentations et sur les propos sécuritaires qui ont pu être tenus. Quand j’essaie d’avoir des informations d’usager sur cette technologie, c’est souvent sur des sites israéliens que je peux en trouver parce qu’il y a plein de gens qui pratiquent ça, dans un endroit où les problèmes de complexité et de sécurité sont certainement très grands. Pourquoi cette différence de traitement ? Certainement parce qu’il y a des industriels en Israël qui développent et commercialisent cette technologie et qu’il n’y en a pas en France. Alors, l’argument de la sécurité, de la complexité, il faut le manier avec précaution.

Patrice Desclaud :
Pour celui qui n’arrive pas à s’exprimer sur la C.B, qui n’a pas la fréquence, on trouve partout dans les commerces des amplis linéaires très puissants. Mais c’est celui qui a le plus de puissance qui passe. En Israël, j’imagine que l’armée se protège aussi en augmentant sa puissance. La question que je vous renvoie maintenant : quelle est la qualité réelle de service du 802.11 en Israël ?

Olivier Zablocki :
Au sujet des ondes hertziennes, on nous ressort à chaque fois : "c’est une fréquence qu’utilise l’armée" ou encore "si l’armée utilise le 802.11, vu qu'il est libre d’usage dans le reste du monde, l’armée française ne va pas pouvoir sortir du territoire parce qu’elle ne pourra plus communiquer !"

Pascale Lemoigne :
Je voudrais rebondir sur les questions de canal de communication et de contenu. J’ai l’impression que l’on confond l’autoroute et les véhicules qui le traversent avec leur contenu. On dirait qu’en fait, un certain nombre de personnes cherchent, à travers une régulation, un monopole sur les tuyaux ou sur le contexte de développement social ou politique des réseaux, à en juguler les effets. J’ai l’impression que l’on essaie un petit peu, ce n’est peut-être pas conscient, de déposséder les gens qui font le réseau, c'est-à-dire les millions d’internautes anonymes et que l’on nous ressert toujours un discours qui est celui du trop-plein d’informations. Est-ce que l’on se pose la question du trop-plein de livres dans les bibliothèques ? Non, jamais. Ces cinquièmes Entretiens scientifiques s’intitulent : “ La substantifique toile ”, c’est un retour à l’humanisme, une interrogation qui nous vient de Rabelais : “ Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ” d’une part. C'est d'autre part une invitation faite à chacun de se former. Je tiens à saluer les enseignants venus aujourd'hui avec leurs élèves, les parents qui essaient d’aider les enfants à se constituer un esprit critique. Il faut encourager le droit au libre examen des livres, des publications numériques, des opinions et du débat pour rechercher la substantifique moelle, le sens que l’on construit, la pertinence parfois subjective, que l’on donne aux choses. C’est aussi cela qu’il faut encourager au lieu de demander à des institutions de réguler a priori un soi-disant trop plein de contenu, ou bien l'aspect référentiel de ce qu'on trouve sur Internet. Il faut laisser ce terreau montrer sa substance. À chacun d’être très conscient qu’un outil technique, ça s’utilise avec une orientation, une conscientisation qui n’est pas forcément celle de la morale, mais celle de l’examen intellectuel.

Perline :
Je voudrais revenir à la C.B. ; les gens parlent haut, fort pour se faire entendre. Vous avez l’air d’être très au courant, donc j’imagine que vous l’avez pratiquée. J’irais jusqu’à dire que vous êtes quelque part adepte du maillon faible si vous acceptez comme ça qu’il y ait des gens qui vous obligent à parler plus fort, qui vous obligent à les supporter et que vous ne fermiez pas le bouton. C’est votre choix. La question d’Internet est là. Il y a des millions de sites, de listes, de personnes avec qui l'on peut communiquer, soit de manière unilatérale, soit de manière multilatérale. Mais qui vous empêchent de fermer le robinet ? Personne ! La question de la liberté individuelle est aussi celle-là. A-t-on le réflexe de protester quand il s’agit de se faire enquiquiner au téléphone ou dans sa boîte aux lettres d'immeuble parce qu’elle a été vendue par La Poste pour vous inonder de publicité ? Si oui, c’est parfait. Internet est compris dans un lot. Si sur votre boîte aux lettres, vous spécifiez que vous ne voulez pas de publicité, vous pouvez en avoir jusqu’au double. C’est exactement le même phénomène si vous cliquez pour répondre " non, je ne vous veux pas", vous êtes encore plus fiché. Je ne vois aucune différence.

L’homme dans le public :
Je ne suis pas d’accord pour qu’on réglemente Internet. Ce qui m’a fait bondir, c’est cette idée répandue mais fausse : "Moins on a de contraintes, plus on est libre". Pour apprendre souvent, il faut des contraintes, à dépasser.

Équité, droit et institutions mondiales

Christian Potin :
Finalement se pose une question globale, peut-être un peu trop… Internet est-il une alternative à un système de domination d’un monde par un autre : économiquement, politiquement et culturellement ? Comment "gérer la communication Internet de façon citoyenne", "à l'échelle de la cité, de la région, du pays, de l’Europe" ? Moi, je me demande ;" C’est quoi être citoyen du monde aujourd'hui ?" Quand j'entends dire que les sociétés traditionnelles sont "des sociétés du silence, de la non-communication", ce qui hisse de façon connotée Internet et sa société de la communication, en sous entendant que les autres sociétés vont disparaître, je m’interroge...

Philippe Quéau :
Être citoyen du monde n’est pas facile à définir même s'il y a un droit et des institutions mondiales qui tentent progressivement d’imposer des normes communes. L’OMC par exemple, vise une forme d’harmonisation. Un tribunal commercial international existe, qui donne parfois raison aux États-Unis ou à l’Europe et qui donnera peut-être un jour raison au Tiers-monde. Ces germes de mondialisation juridique sont intéressants. À quoi Internet peut-il servir dans tout cela ? C’est une excellente occasion de débat pour faire émerger des pratiques plus justes. Comme le souligne un rapport du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), la question de la propriété intellectuelle, qui est absolument stratégique, empêche“ les pays en développement d’accéder au savoir ”. Les États-Unis se sont ainsi opposés avec virulence au fait que l’Afrique du Sud se sert de médicaments génériques pour soigner le sida. Mais depuis qu’ils sont menacés par l’Anthrax, ils voudraient eux aussi acheter à bon compte, sous forme de médicaments génériques, des médicaments (comme le Cipro) pourtant protégés par des brevets. Deux discours existent donc en parallèle.

Un gros travail juridique pourrait permettre de créer un autre esprit de citoyenneté ; il ne s’agit pas d’avoir un passeport de l’ONU mais une prise en compte de ce que l’on pourrait appeler l’intérêt général mondial. Mais l’idée même d’intérêt général, de bien commun, d’intérêt public constitue une fiction du langage pour les penseurs de la philosophie politique anglaise et américaine (de Hobbes, Locke, Bentham à Hayek). Un chantier politique, éthique est donc à attaquer, qui nous permettrait peut-être de contrebalancer la théorie de l’ultra-libéralisme. La question est bien de savoir comment inscrire dans le droit ce qui peut effectivement former l’équité.





Mis à jour le 04 février 2008 à 11:42