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2004 : La pêche et les avancées scientifiques > TR 1 : je te salue vieil océan ! >  Discours d'ouverture

Discours d'ouverture

Lucien Laubier, Président des entretiens Science et Ethique 2004, directeur, Institut Océanographique de Paris, biologiste marin, Fondation Albert 1er de Monaco, administrateur, Rivages de France

Biographie :

LAUBIER Lucien

Compte rendu :

Voir la vidéo de Lucien Laubier


Transcription :

5 novembre 2004 Ouverture


Discours de Lucien Laubier


Je souhaite tout d’abord vous remercier de ce que vous venez de dire, chère Brigitte Bornemann-Blanc, concernant mon attachement à Brest et à la Bretagne en général, et vous répéter le plaisir que j’éprouve à découvrir cette audience qui comporte tellement de jeunes esprits, à qui j’espère que nous arriverons à communiquer ce que nous avons appris nous-mêmes, à leur âge et depuis lors, dans des conditions d’efficacité satisfaisantes.

Je voudrais aussi remercier toutes les institutions ou tous les organismes qui se sont associés pour faire de ces deux journées ce qui, je l’espère, sera une fois encore une grande réussite.

Ces journées se placent sous les hospices du Conseil Régional de Bretagne, du Conseil Général du Finistère, de la Communauté Urbaine de Brest, de la ville de Brest, du Technopôle Brest Iroise, de la Marine Nationale, de l’Université de Bretagne Occidentale, et j’en passe.

Je voudrais aussi, en mon nom personnel cette fois-ci, exprimer mes remerciements à tous ceux qui ont accepté de faire partie du Conseil Scientifique de ces deux journées. Il ne suffit pas de proposer un thème, il faut ensuite le bâtir, l’organiser, lui mettre en quelque sorte de la chair autour des os, créer une véritable silhouette. Et là, d’abord merci aux deux anciens présidents, qui ont déjà vécu ce parcours, mes amis et collègues Michel Glémarec et Jean Francheteau, ensuite à tous les membres bretons, français, européens, qui ont participé aux activités du Conseil Scientifique, je voudrais qu’ils sachent combien j’ai apprécié leurs apports, leurs critiques, toujours constructives, leur aide en général.

Bien sûr, je vais remercier une nouvelle fois Océanopolis de nous accueillir. Jean-Paul Alayse a tout à l’heure évoqué de façon un peu flatteuse mon parcours, et je dois dire que c’est toujours avec plaisir que je retrouve Océanopolis, et son facteur de croissance, qui est relativement rapide par rapport à d’autres institutions similaires que je connais.

Et puis je dois encore ajouter que pour un Président qui passe beaucoup de son temps dans les TGV entre Marseille et Paris – car outre ma fonction de Directeur de l’Institut Océanographique à Paris, je suis aussi et d’abord professeur à l’Université de la Méditerranée à Marseille, où j’enseigne bien sûr l’océanographie – travailler avec la petite équipe de 3B Conseils, toujours efficace, qui m’a apporté un soutien avisé, et qui, une fois qu’elle s’est réellement approprié le thème de ces deux journées, n’a pas manqué de prendre les initiatives les plus pertinentes, cette aide a été très rassurante pour moi et cela m’a beaucoup aidé dans ce travail.

Je déclare donc ouvertes ces deux journées d’entretiens, et je vais garder la parole, pour vous
parler maintenant du thème que nous allons aborder, la pêche et les avancées scientifiques


Pourquoi ce thème : la gestion des ressources marines vivantes?


Rapprocher pêche et science n’est pas une évidence. Une base de travail : le rapport de l’académie des sciences.


Pour beaucoup de gens qui ne sont pas spécialistes de cette question, rapprocher la pêche de la science n’est pas une évidence, n’est pas une chose qui va de soi. Il se trouve qu’au moment où l’on m’a sollicité pour être le président de ces deux journées, nous venions, avec des collègues de l’Ifremer et de quelques laboratoires universitaires et du CNRS, dont le CEDEM (Centre de Droit et d’Economie de la Mer) de l’Université de Bretagne Occidentale, de terminer la rédaction d’un volumineux rapport de 500 pages environ, sur les problèmes d’exploitation et surtout de surexploitation des pêches, dans le cadre de la série des Rapports sur la Science et la Technologie préparés par l’Académie des Sciences à la demande du Gouvernement.
Au cours de cette longue aventure qui a duré deux ans et demi, j’avais pu prendre la mesure des problèmes qui se posent aujourd’hui. Et surtout, il faut savoir que l’Académie des Sciences, lorsqu’elle publie un rapport, ne se fie pas seulement à l’avis des experts qui fournissent le corps du rapport : le texte initial, lissé, peaufiné par le travail de l’Académie, est ensuite soumis à un groupe de personnalités qui, institutionnellement, de par leur métier, de par leur profession, sont concernées par ce qui est écrit dans ces lignes. Pour la pêche, ce sont tout d’abord les professionnels de la pêche, pêche artisanale comme pêche industrielle et grande pêche. Ce sont aussi les organisations de protection de la nature, qui se préoccupent d’un aspect parfois opposé à l’exploitation. Ce sont d’autres scientifiques, ce sont des professionnels de la filière pêche en général et de la commercialisation et de la transformation du poisson...
Et à partir des avis qui ont été exprimés au cours d’une longue séance par ce Groupe de lecture critique travail, est issu un ensemble de commentaires, qui constitue en même temps un complément qui Ces avis figurent in extenso dans le volume dans lequel les experts ont donné leurs conclusions. On a donc ainsi la présentation d’une espèce de forum qui s’est tenu entre les différents acteurs, et l’on a voulu à tout prix se garder – et c’est la norme à l’Académie des Sciences – d’imposer un point de vue sans entendre et sans tenir compte par écrit des avis opposés.
Je m’arrête un instant pour vous dire aussi qu’au cours de ce long parcours, les experts qui ont participé à ce travail ont eu la grande douleur de perdre quelqu’un qui nous a probablement apporté le coeur de l’ouvrage. Je veux parler de Jean-Paul Troadec, que certains d’entre vous connaissent certainement. Il s’est éteint en août 2003, au moment même où nous terminions les dernières pages de ce rapport. Nous lui devons les deux chapitres majeurs, le constat et les recommandations de ce problème de la surexploitation, rédigés en collaboration avec le professeur Jean Boncoeur de l’Université de Bretagne Occidentale, ici présent.
Voici donc la raison pour laquelle, à titre personnel, il me paraissait important de proposer ce thème de la pêche et de la surexploitation.

Un problème d’environnement émergent

Il y a d’autres raisons que celle-là : il y a le fait qu’au niveau international, une organisation indépendante que l’on appelle le Comité Scientifique pour les Problèmes d’Environnement – SCOPE dans la langue anglaise – qui travaille notamment pour le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), donc pour l’UNESCO, a, en 2003, considéré que les problèmes de surexploitation devenaient suffisamment graves pour faire l’objet d’un classement au sein de ce que l’on appelle, dans les rapports annuels que produit le PNUE, un problème d’environnement émergent, quelque chose de nouveau qui jusque-là n’avait pas eu droit de cité dans les rapports en question, et qui pour la première fois en 2003 a été entériné, reconnu par l’ensemble des Etats membres de l’UNESCO, c’est-à-dire la quasi totalité des Etats de la planète.
C’est évidemment une raison de plus de proposer ce thème pour ces deux journées d’entretiens Science et Ethique.

Les réseaux d’observation et de suivi

La deuxième remarque, concernant le choix de ce thème, est une question qui sera abordée au cours de la table ronde de cet après-midi, « un oeil sur la côte » où l’on va vous parler d’océanographie côtière opérationnelle. Ce que l’on recherche, à travers ce concept nouveau, c’est tout ce qui a trait à l’observation et la mise à disposition en temps quasi réel des données de toute nature sur le milieu physique et chimique que représente le milieu marin côtier, mais aussi sur les aspects biologiques avec les ressources, avec les écosystèmes, l’exploitation que l’on en fait. Cette océanographie opérationnelle côtière, d’un certain point de vue, doit se nourrir, parmi d’autres, des données qui proviennent de la pêche commerciale.

En effet, on peut considérer qu’un fond qui produit largement les espèces commerciales que l’on recherche est a priori un écosystème en bon état. Inversement, un fond qui se dépeuple, que l’on abandonne pour des raisons diverses qui peuvent être une pollution, une modification des sédiments, correspond à une forte dégradation de l’état général du peuplement.
Donc, les données de pêche en tant que telles peuvent alimenter les travaux de ceux qui se soucient de suivre l’observation du milieu littoral. Inversement, et j’espère que ceci sera abordé cet après-midi, on peut se demander ce que la pêche peut recevoir de cette océanographie opérationnelle, et je pense que c’est une des questions qui seront au coeur de la table ronde n°2.

Je reviens maintenant à la table ronde de ce matin : dans les sujets qui vont être évoqués par différents intervenants tout à l’heure, il y a de l’histoire, de la socio économie, des dimensions locales, des dimensions régionales, il y a différents sujets. Personnellement, je vais focaliser mon exposé sur ce problème de fond qui est de savoir comment la science – on ne va pas prendre une perspective historique très longue, mais pour y voir clair il faut quand même se donner une petite centaine d’années – comment la science a appréhendé le problème de la pêche, et à partir de quand on a vraiment fait de la recherche scientifique sur « l’objet pêche ».



Je te salue Vieil Océan !

1880 : La motorisation des flottilles de pêche


Il faut remonter aux années 1880 à peu près, pour deux événements très forts : le premier c’est qu’après que les machines à vapeur aient été expérimentées avec succès par les marines militaires, qui ont été les premières à bénéficier de cette innovation technologique, les marines de commerce ont fait la même chose, pour le long cours. Un peu plus tard, les flottilles de pêche ont commencé à leur tour à se mécaniser, à se motoriser. Cette motorisation, qui s’étale selon les flottilles, selon les capacités financières des armements ou des artisans pêcheurs, s’est déroulée entre 1870 et 1890.
La motorisation, cela signifie qu’au lieu d’attendre le retour des vents favorables pour remorquer le chalut ou la drague dans de bonnes conditions, le navire pouvait travailler à toute heure du jour et même de la nuit – il faut bien le dire, la pêche est un métier dur, et il faut toujours s’en souvenir quand on aborde ce sujet – et on a assez vite constaté que les fonds de pêche voyaient leurs rendements baisser. C’est-à-dire que le même bateau, travaillant pendant le même temps, rapportait moins de poissons, moins de coquillages, moins de crustacés qu’auparavant. Et l’on a ainsi pris conscience que l’océan n’est pas une réserve illimitée de ressources, mais que l’homme peut en toucher les bornes.

La recherche halieutique : la mise au point des techniques de fécondation artificielle


Et parallèlement, il y a une observation, cette fois-ci de biologistes, très surprenante, tout au moins dans le contexte de l’époque : c’est la mise au point des techniques de fécondation artificielle de la truite. On s’est aperçu que l’on pouvait obtenir, si l’on dispose de femelles et des mâles simultanément mûrs, en comprimant très légèrement les flancs des femelles et des mâles, l’émission des deux catégories de gamètes, les ovules non fécondés et les spermatozoïdes contenus dans le sperme des mâles. Et à ce moment-là, on s’apercevait qu’en mélangeant sperme et ovules, on obtenait des oeufs fécondés, qui à peu près à 100% éclosaient et donnaient des petits. Et l’on en a déduit que dans la nature, le rendement de la fécondation naturelle n’est pas aussi bon que ce que l’homme peut faire en fécondation artificielle.
On s’est demandé ce qu’il se passait chez les poissons marins, et l’on a envoyé un biologiste norvégien, Georg Ossian Sars, étudier la reproduction de la morue du côté des îles Lofoten, où la pêche de morue est très intense. Sars a constaté que les oeufs de morue n’ont rien à voir avec les gros oeufs de truite ou de saumon, dont nous faisons nos délices sur les tranches de pain de mie, qui mesurent 5 mm de diamètre environ. Les oeufs des morues sont des œufs minuscules atteignant à peine une centaine de micromètres – donc un dixième de millimètre de diamètre – qui disposent de très peu de réserves vitellines, et qui sont dispersés dans la mer à de très faibles concentrations. On a déduit de ces observations que, dans la nature, les ovocytes de morue avaient fort peu de chances, peut-être une sur dix mille, de rencontrer un spermatozoïde, ce qui en même temps paraissait expliquer l’extraordinaire fécondité de cette espèce (près de un million d’ovocytes par kilo de poids de morue femelle !).

1890-1920 : Des écloseries pour « repeupler la mer »

Aussi, en rapprochant ces deux éléments, un constat de surexploitation à travers la baisse des rendements liée à la motorisation de la flottille, de l’idée qu’on pourrait probablement améliorer le travail de la nature en faisant de la reproduction artificielle, on s’est mis à construire, entre 1890 et 1920, de très nombreuses écloseries, dans lesquelles les pêcheurs rapportaient des femelles et des mâles mûrs : on provoquait par compression du corps l’émission des produits génitaux, on laissait en bassin se dérouler une grande partie du développement embryonnaire – c’est-à-dire les divisions successives de l’oeuf, puis la formation de la morula et la gastrulation – et on libérait dans le milieu marin des larves près d’éclore, voire des larves déjà écloses, espérant ainsi reconstituer les stocks surexploités, en d’autres termes repeupler l’océan. Les pays qui se sont engagés dans cette voie ont été essentiellement les pays anglo-saxons et les pays scandinaves. La France est restée à l’écart de ce mouvement. Dès 1911, Louis Roule, un grand ichtyologiste français, comparant le nombre d’oeufs que l’on pouvait produire dans ces écloseries au nombre de morues femelles que l’on pêchait chaque année, et au nombre plus grand encore de morues femelles qu’on laissait heureusement dans la mer pour perpétuer l’espèce, concluait à la vanité de ces efforts. Il n’empêche qu’en 1917, dans le cas du lieu, les déversements de larves ont encore atteint 17 milliards d’oeufs…
Cette période de tentative de repeuplement de la mer va peu à peu cesser, dans les années 1930. Les institutions et les décideurs y étaient encouragés, par les pêcheurs et les professionnels, qui disaient que là où l’on avait fait des déversements, on constatait en effet qu’il y avait plus de poissons, que la pêche était meilleure. Les scientifiques, un peu plus raisonnables, ont fait des essais systématiques. Par exemple, dans un fjord déterminé d’Ecosse, on a relâché des poissons tous les 2 ans, et puis 2 années plus tard, on étudie les rendements de la pêche. Comme on connaît déjà les courbes de croissance de certaines espèces, on peut dénombrer les poissons ayant l’âge de l’année de lâcher, et comparer ce nombre aux années où il n’a pas été fait de lâchers. La réponse est claire: non, il n’a jamais été constaté d’effet positif des déversements de larves. On peut aller plus loin : par exemple, dans deux fjords tout à fait similaires du point de vue environnement, on déverse des animaux dans un seul des deux. Et puis on observe les prises, 3 ans, 4 ans après. Réponse toujours négative : aucun effet des déversements de larves. Et cette période de « repeuplement de la mer » va donc se terminer dans les années 1930 à peu près, même si dans des cas particuliers comme celui du homard américain, on verra fonctionner l’écloserie de Woods Hole sur le cap Cod jusqu’à 1950 ; on rejetait les petites larves de homard encore pélagiques (stade 4), d’où une hécatombe chaque fois que le rejet des larves en mer coïncidait avec le passage d’un banc de petits poissons pélagiques !

L’étude démographique des populations de poissons exploitées : une première approche avant la deuxième guerre mondiale

Jusque-là, seule était abordée, d’un point de vue qualitatif, la biologie des espèces exploitées. Les problèmes n’étaient pas quantifiés, or, c’est justement ce qu’il fallait faire, aborder l’étude des populations exploitées, faire de la démographie.
Juste avant la deuxième guerre mondiale, sur un modèle biologique très bien connu des Anglais, la plie, une importante étude due à Michaël Graham est publiée en 1936, je crois ; l’on y apprend tout ce que l’on sait à l’époque sur la plie, notamment reconnaître son âge – la plie vit assez longtemps, les très grandes plies peuvent atteindre 20 ou 25 ans – donc établir la courbe de croissance qui associe l’âge à la taille, et aborder l’étude des populations.
Néanmoins, ce que l’on peut appeler la mise en équation – ou plus sérieusement la formalisation mathématique, la conceptualisation mathématique – n’est pas encore envisagée.
Elle ne le sera qu’après 1950 à peu près, à travers deux oeuvres majeures.

Deux recherches majeures : Von Bertalanffy, Beverton & Holt

Tout d’abord celle d’un biologiste allemand qui s’est intéressé à la croissance des poissons, et qui a donné les premières équations de croissance en longueur et en poids. Il s’agit de Von Bertalanffy, qui a travaillé entre 1938 et 1951 – on cite généralement la publication de synthèse de 1951– et qui propose les équations permettant de calculer, une fois déterminés quelques paramètres de la croissance, la taille et le poids des animaux en fonction du temps, chaque espèce ayant, bien entendu, un modèle de croissance particulier.
La deuxième oeuvre majeure est celle de deux Anglais R. Beverton et S. Holt, qui ont imaginé de mesurer cette fois-ci les données quantitatives qui manquaient, c’est-à-dire le taux de mortalité. Dans ce taux de mortalité, on doit distinguer bien sûr la mortalité liée aux phénomènes naturels – la prédation, la mort par l’âge, la maladie – de la mortalité liée à la pêche. Et cette fameuse mortalité due à la pêche, on ne le soulignera jamais assez – et les spécialistes me reprocheraient à bon droit de ne pas le faire – c’est la seule véritable donnée que l’on puisse utiliser pour effectuer un travail de recherche sur les populations marines exploitées. Le « signal de sortie » de la pêche est la seule donnée de base. On peut certes trouver dans d’autres méthodes des compléments, mais la véritable donnée, c’est celle-là. D’où la nécessité d’une grande sincérité, d’une loyauté, dans les déclarations de captures, faute à quoi les meilleurs modèles et les scientifiques les plus brillants ne donneront jamais que des résultats à côté de la réalité, et ce n’est vraiment pas ce que l’on peut leur reprocher.
Une fois connus les taux de mortalité totale, naturelle et du fait de la pêche, il faut déterminer le quatrième terme, qui est de savoir combien d’individus sont ajoutés chaque année à la population par le jeu de la reproduction. C’est le seul cas où l’on puisse faire intervenir des mesures directes. Par exemple – dans le cas classique de l’Anglais D. H. Cushing, il s’agit de la sardine, dans la Manche – avec un filet à plancton adapté à la taille des oeufs à recueillir, on peut déterminer par pêche systématique quelle est la densité des oeufs par m3 d’eau de surface. Connaissant par ailleurs la fécondité moyenne d’une sardine et la sex-ratio (qui n’est pas tout à fait de 0,5) on peut déterminer la taille de l’effectif qui a pondu le nombre d’œufs observés. Cette technique de dénombrement par comptage direct du recrutement a été longtemps utilisée par les chercheurs européens. Des campagnes systématiques étaient organisées entre tous les pays qui gèrent la mer du Nord et l’Atlantique nord-est, pays qui sont groupés dans une institution qu’on appelle le Conseil International pour l’Exploration de la Mer (CIEM). Chaque pays apporte sa campagne, ses résultats, et l’on essaie, pour une espèce déterminée, de voir chaque année ce qu’a été le recrutement, et par conséquent quelle sera l’abondance de la cohorte née en 2000, née en 2001, née en 2002… À partir de sa mortalité naturelle et des captures, on peut ainsi anticiper chaque année ce que l’on peut prélever naturellement, et corriger en même temps les évaluations de l’année précédente.

1955 : Les premiers modèles et les développements apportés par Jean-Paul Troadec


Ce modèle commence à fonctionner dans les années 55-60. Il est vraiment connu en France à partir de 1958-60. J’ai cité le nom de Jean-Paul Troadec tout à l’heure : il est en effet un des premiers Français qui soit allé suivre un stage à Lowestoft, où travaillait l’école anglaise de Beverton et Holt. Complication supplémentaire, J.P. Troadec et ses collègues ont d’abord appliqué ce modèle à des poissons du golfe de Guinée. Il existe en milieu équatorial deux saisons chaudes, une longue et une plus courte, et deux saisons des pluies, une longue et une plus courte ; ces quatre saisons imposent leur rythme sur les marques osseuses qui servent de mesure de l’âge (l’alternance d’une zone claire et d’une zone sombre représente un an en zone tempérée, mais en zone tropicale, il s’agit d’une double alternance pour un an). Il fallait donc diviser tous les chiffres par deux, et il a fallu un certain temps pour s’en apercevoir.
Ce système de dynamique des populations exploitées s’est développé à partir de ces quatre données :
- la mesure de la croissance, on dispose d’une équation qui donne la croissance,
- la mortalité totale, dans laquelle on distingue la mortalité naturelle et la mortalité par pêche,
- le recrutement d’une cohorte particulière, c’est-à-dire le moment où le jeune poisson arrive dans la pêcherie et devient susceptible d’être capturé par les engins de pêche.

1970 : Quels modèles pour mieux connaître les stocks ?

Avec cet arsenal, on dispose, dans les années 1970-80, d’un modèle de base avec lequel on gère actuellement les stocks européens. On l’a beaucoup enrichi ; il est devenu « l’analyse de populations virtuelles », la « virtual population analysis », maintenant très répandue. Cela revient à dire que, chaque année, on exploite différentes cohortes, ce qui revient au même que d’exploiter la même cohorte pendant toute sa vie, si bien entendu mortalité naturelle, mortalité du fait de la pêche et recrutement restent constants, ce qui n’est malheureusement pas le cas.
Il existe des critiques à ce modèle. La première, c’est qu’il est strictement monospécifique. Or, les différentes espèces interagissent entre elles, soit directement lorsqu’elles sont proies ou prédatrices, soit indirectement lorsqu’elles entrent en compétition pour la même source de nourriture. Le problème de savoir par exemple ce qui se passe pour le merlu si le stock de morues qui se nourrit d’une proie que consomme également le merlu baisse considérablement, ne peut être abordé par ce modèle. En matière de dynamique des populations exploitées, passer du monospécifique au plurispécifique est une question qui est toujours très débattue, et qui est loin d’être résolue à l’heure actuelle, en tout cas qui n’est pas harmonisée au point d’être utilisée systématiquement pour les suivis des stocks.

L’influence des variations climatiques


Une nouvelle avancée scientifique, due à D. H. Cushing concerne l’action du climat sur le recrutement : D. H. Cushing s’est beaucoup intéressé aux sardines, et il a été frappé par des évènements inexpliqués localement, survenus simultanément dans des pêcheries de sardines aussi distantes que l’Adriatique pour la sardine méditerranéenne, le Japon pour la sardine du Japon qui est une espèce différente, la Californie pour une troisième espèce, la célèbre sardine de Steinbeck de Monterrey. Il s’est aperçu que le mêmes anomalies – soit d’abondance soit au contraire de déplétion des stocks, donc des prises – se produisaient au même moment. Il est très improbable qu’il y ait là quelque chose de génétique ou un élément lié à la pêche, et D. H. Cushing a donc été un des premiers à dire que le climat n’avait pas la stabilité et la régularité que nous croyions. Ses variations, ses changements, influent sur les stocks de poissons exploités, et nous devrons en tenir compte à l’avenir.
Je vais vous donner un exemple que j’ai eu l’occasion d’étudier personnellement en tant que lecteur d’un manuscrit original aux Comptes Rendus Biologies de l’Académie des Sciences. Il s’agit du travail de deux chercheurs de l’Ifremer. Ils ont étudié un petit poisson rose que l’on appelle vulgairement le sanglier, scientifiquement Capros aper, qui vit entre 150 et 300 mètres de profondeur, dans le golfe de Gascogne. Il vit près du fond, c’est une espèce démersale, le plus souvent à 10, 20, 30 cm du fond, pas davantage. On dispose sur cet animal de séries d’observations sur une trentaine d’années, de 1974 à 2004. Pendant la même période, on a également des mesures de la température de l’eau du fond à 200 mètres. Sur 30 ans, on observe que la température a légèrement augmenté, moins qu’en surface, mais néanmoins de près de 0,7°C en moyenne annuelle.
Lorsqu’on regarde les densités de Capros aper, l’augmentation est tout à fait surprenante : en 1974, l’espèce était rare, on n’en trouvait que quelques individus par m2 parcourus par un chalut – des chaluts expérimentaux qui servent à mesurer les abondances. Cette densité va augmenter exponentiellement pour atteindre en plusieurs centaines d’individus au m2.
Nous avons là, parmi d’autres exemples, la preuve de l’importance de ces changements climatiques, qui nous paraissent infimes : qu’est-ce qu’un changement de 0,7°C en moyenne annuelle, en plus ou en moins ? Il se trouve que cela intervient à un moment critique de la vie de l’animal, au moment de sa reproduction en particulier, en modifiant complètement les conditions de survie des oeufs et des larves.
On connaît également l’exemple de deux cousins du Saint-Pierre, ce poisson qui a sur les flancs une tâche noire et des magnifiques nageoires dorsales et ventrales. Ces deux espèces, qui vivaient, en 1965, jusqu’à la hauteur du Portugal et plus au Sud qui descendaient largement jusqu’en Mauritanie, sont présentes aujourd’hui pratiquement jusqu’aux Shetlands. Elles ont dépassé l’Irlande et ont parcouru environ 15° de latitude en 35 ans, là encore pour une différence de température qui est extrêmement faible.
Il faut donc retenir ces changements climatiques et l’importance de leurs effets, en sachant qu’il ne faut pas raisonner en tout ou rien, mais que les chances de survie augmentent ou diminuent pour de très faibles variations de température, ce qui peut se traduire par des effets extrêmement importants sur les populations concernées.
Prendre en compte dans les équations de dynamique des populations la variabilité climatique et l’évolution à moyen terme de l’environnement physico-chimique n’est pas un problème simple.

Le rôle des pollutions


Le climat n’est pas le seul en jeu ; même si les pollutions ne touchent encore qu’une frange côtière relativement limitée, il n’en reste pas moins qu’elles ont des effets, qui peuvent être négatifs ou positifs, en favorisant la présence d’une espèce particulièrement affine d’un rejet
terrestre particulier. Je n’ai pas besoin en Bretagne d’aller plus loin que prononcer le mot « marées vertes » pour bien faire comprendre ce que je veux dire. Cette prolifération des ulves est due à une teneur en nitrates des eaux côtières beaucoup plus élevée qu’elle ne l’était auparavant, probablement 2 fois 3 fois plus élevée. Cette ulve qui est une espèce nitrophile – qui réagit positivement aux fortes teneurs en nitrates – va proliférer et former les dizaines de milliers de tonnes que nous voyons malheureusement pourrir sur nos plages pendant l’été. Ce problème de la pollution est à prendre en compte pour la pêche.

Un système pêche


Je terminerai avec ce qui est au coeur du problème que je souhaiterais que nous abordions aujourd’hui ensemble : nous ne pouvons plus parler seulement d’halieutique et d’halieutes, comme on le faisait il y a une vingtaine d’années.
Aujourd’hui, la pêche doit être étudiée dans sa plénitude, elle doit englober le milieu physique, la partie biologique des populations que l’on exploite, la partie technologique – dont je n’ai pas parlé ici parce que c’est encore un autre vaste sujet – les modes de pêche, la partie socioéconomique
qui représente la production et la distribution, et toute l’économie du système. On doit étudier, et le mot est très fort, un système pêche, où l’essentiel, c’est le jeu des interactions réciproques entre les systèmes naturels – physico-chimie et biologie des espèces exploitées – et les sociétés humaines – pêcheurs, consommateurs, administrateurs, décideurs, qui sont le second volet qui équilibre cet ensemble.
Et c’est pour moi, à l’heure actuelle, la véritable définition qu’il convient de donner aux problèmes d’environnement. Notre environnement, ce n’est pas l’île déserte sur laquelle « la main de l’homme n’a jamais mis le pied ». L’environnement, c’est ici, à côté de nous, cette anse du Moulin Blanc, c’est la relation entre la société humaine et l’environnement, les systèmes naturels qui nous entourent et au sein desquels nous vivons et vivrons. Les relations entre les deux partenaires sont bien évidemment réciproques et la question est souvent de comprendre qui a commencé, quelle est l’action initiale qui a influé sur le fonctionnement du système.







Mis à jour le 23 janvier 2008 à 14:52